On est toujours un peu perdu avec ce foutu présent, flou, incernable, mouvant. Perdu mais ému car « ce qui se meut est émouvant » comme disait Jankélévitch. Voilà pourquoi on aime le présent, voilà pourquoi l’on pose d’une façon ou d’une autre toujours la même question, ici, à Transfuge : à quoi ressemble l’homme du XXIe siècle ? L’étude de l’art apporte des réponses, la critique de la production culturelle des intuitions. Gary Shteyngart, qui fait notre cover de ce mois-ci, un des plus talentueux romanciers new-yorkais de la nouvelle génération (38 ans, troisième livre) nous livre dans Super triste histoire d’amour, avec circonvolution, un diagnostic de notre époque : cerveau hyper technicisé, rempli de chiffres, de statistiques (échec de Bourdieu), d’obsession de rentabilité, obnubilé par la société (devenue notre Dieu comme dirait Sollers), captivé par le gain, bouffé par le capitalisme.
Je ne m’étendrai pas ici sur ce constat implacable raconté avec grand humour (Gogol pas loin) et maîtrise romanesque remarquable. Penchons-nous plutôt sur un autre Shteyngart, celui qui insiste sur un point qu’il faudra trancher de façon sérieuse un jour, bientôt : l’agonie de la littérature. Son personnage, Lenny, aime lire, il a même des livres chez lui. Résultat : son « taux de baisabilité » est bien bas, notre monde contemporain sanctionne sans pitié cette habitude devenue tare. Son boss lui a pourtant dit : cache ces livres qu’on ne devrait voir, perte de temps, rêverie, solitude, bref : tout ce que le système ne peut supporter. Le boss est clair : la porte n’est pas loin.
Alors, à quoi ressemble le cerveau de l’homme occidental du XXIe siècle ? Un cerveau sans presque plus de littérature à l’intérieur ? Qui sait ? En tout cas, un cerveau avec moins de littéraire au sens de l’invention, au sens de l’imagination, au sens de l’irrationnel, au sens de l’invisible, sûrement, au vu de ces quelques mois à observer la production littéraire (voir notre article « La nouvelle gueule de la littérature française » p. 28) Alexis Jenni au Goncourt (livre documentant l’histoire de France depuis 1945,) Jayne Mansfield 1967 au Femina (documentant la vie de la star), ou plus récemment la consécration par la critique ce livre d’Anne Wiazemsky, Une année studieuse, témoignage pur et dur de ses relations avec Jean-Luc Godard. Là, il y a dérive de la critique à consacrer ce livre alors qu’il n’est ni littéraire ni littérature, mais intéressant car représente un vrai symptôme de notre rapport à la littérature.
Notre cerveau est à plat, capable au maximum de comprendre ce qui documente le monde. C’est ni bien ni mauvais, c’est comme ça. On se retrouve ou on ne se retrouve pas là-dedans, c’est tout. La promesse de religieux du sieur Malraux semble pour l’instant compromise (mais il reste au XXIe siècle quelque 88 ans pour donner raison à l’écrivain). Agonie du littéraire oui, de la littérature non.
Ne nous réjouissons pas si vite cependant car la littérature a du plomb dans l’aile. Shteyngart nous le dit, fondement scientifique à l’appui : le cerveau de l’homme occidental est moins capable qu’auparavant de lire 500 pages, habitué qu’il est à recevoir des stimuli d’informations, tout le temps ou presque. L’info courte et jetable est devenue la suprême reine. Notre capacité de concentration aurait baissé et ce n’est pas une bonne nouvelle pour la littérature qui requiert, comme tout le monde sait, de disposer de temps, de solitude, de déconnexion.
Notre cerveau 2.0 a bien changé. L’écrivain, soyons réalistes, s’il a pu trôner au centre du cerveau, s’il a pu être en charge du rythme cardiaque et respiratoire de la société, est aujourd’hui quelque part, errant entre le thalamus et l’hypothalamus, spectateur de sa propre perte. Deux exemples : le premier, j’étais dans la queue, il y a quelques semaines, d’une avant-première. Se trouvaient-là des écrivains de renoms comme Régis Jauffret. La queue était interminable, tout le monde n’allait pas rentrer. À côté, des semi-people comme Ali Baddou. Ce dernier rentra, le service de sécurité en émoi fit des pieds et des mains pour le faire entrer, alors que, penaud, Régis Jauffret, qui le jour même faisait la Une de Libé (bravo à la presse écrite, un des derniers bastions de la défense de la littérature), sur le même trottoir, était traité comme un vulgaire chien errant, mis à l’écart, l’oeil plein de rage. Les jeunes filles du XXIe siècle s’endorment avec Ali Baddou dans leurs songes, pas en rêvant à Régis Jauffret. La société avec le spectacle a réglé ses comptes aux révoltés.
Le littéraire n’est quasiment plus, la littérature se débat, notre cerveau 2.0 s’affole.