Avec A Touch of Sin, Jia Zhang-ke réalise un film total. Une plongée impitoyable dans un empire du Milieu rongé par le capitalisme.
Jia Zhang-ke a décidé de jouer au justicier. Après plusieurs documentaires, le cinéaste est de retour avec une fresque. Une histoire d’injustices et de vengeances. Dans A Touch Of Sin, le réalisateur de Still Life raconte quatre destins dans quatre régions de la Chine continentale. Autant d’histoires qui permettent au réalisateur de tourner un film au souffle épique inédit dans son oeuvre. Mais il n’abandonne pas pour autant la forme réaliste qui est sa marque de fabrique en traitant de la violence associée aux inégalités économiques. Avec A Touch Of Sin, Jia Zhang-ke superpose les genres, les récits, les ambitions, les références et réalise son film total.
Dans la première histoire, il présente quelques jours de la vie d’un mineur qui veut en finir avec la corruption des dirigeants de la mine et de son village. Dans le deuxième récit, il s’intéresse à un travailleur migrant qui se prend de passion pour les armes à feu. Dans le troisième, Xiao Yu, une réceptionniste dans un sauna, se transforme en meurtrière. Enfin, un jeune homme évolue dans des conditions sociales de plus en plus humiliantes.
À chaque fois, Jia Zhang-ke suit des personnages qui finissent par prendre les armes. C’est là que le film surprend. Dès sa scène d’ouverture explosive, Jia Zhang-ke lorgne pour la première fois vers le cinéma de genre. La violence éclate. Quand Xiao Yu finit par se venger d’un homme qui l’avait humiliée, il suffit d’un raccord, un seul, pour que le personnage se sublime à l’écran. En plan large, elle est humiliée, battue avec des billets de banque. Au plan suivant, elle se retourne, cadrée au visage, et inflige à son bourreau des coups de couteau comme autant de coups de sabre. Xiao Yu, à cet instant, ressemble à une héroïne de wuxia (film de sabre) mais aussi à la Uma Thurman du Kill Bill de Tarantino. Comme la Mariée, elle incarne, dans ces plans qui s’affranchissent du réalisme pour dépeindre la violence, une de ces héroïnes vengeresses dont la littérature et le cinéma de genre sont férus.
Jia Zhang-ke mêle cette violence graphique à son habituel style documentaire. Il plonge dans les usines, les manufactures, les villages retirés et restitue les conditions de travail. En mêlant faits divers et histoires de vengeance, cinéma de genre et approche documentaire, Jia Zhang-ke allie de nombreuses traditions artistiques. Par sa manière de bâtir des fictions allégoriques à travers des faits divers, de faire se croiser ses personnages, il fait de son film un roman historique. Avec A Touch Of Sin, il veut s’ancrer dans l’histoire des arts chinois. Rien que le titre est un hommage au fameux Touch Of Zen du grand King Hu. Le film, de la première partie à la scène finale, est scandé par des chants de l’Opéra de Pékin. Les personnages, en écho à leur drame, assistent à des représentations du célèbre Interrogatoire de Su San, opéra qui avait inspiré un film à King Hu sur une femme relâchée après avoir été arrêtée pour meurtre.
Il y a une matière romanesque et opératique qui parcourt Touch Of Sin. Et Jia Zhang-ke émaille chacun de ses récits de motifs récurrents et allégoriques pour saisir le destin de la Chine dans sa démesure. Ainsi, dans chaque épisode, des animaux rappelent aux personnages leurs conditions de bêtes de somme à l’heure du capitalisme. Dans la première histoire, le personnage de vengeur solitaire regarde une vache se faire fouetter. Cette parabole trouve dans la troisième un écho quand Xiao Yu est battue par un client.
Jia Zhang-ke veut bâtir son grand oeuvre. Mais la force d’un film ne se résume pas à sa seule ambition. Elle est aussi dans cette façon dont le cinéaste plonge dans les traditions populaires pour en extraire un discours politique subversif. Au travers de sa forme épique et baroque, chacun de ses personnages d’assassins se mue ainsi en héros. Le cinéma mêle au constat social le film de genre dans toute sa violence à un réquisitoire contre les dérives inégalitaires de la Chine capitaliste. C’est peut-être pour cela, et aussi curieux que cela puisse paraître, que A Touch Of Sin se révèle parfois proche de l’esprit frondeur des derniers Tarantino.