Au quatrième film, Dolan a su qu’il fallait passer la seconde. Non que sa première manière, mélange fécond de frontalité et de stylisation dont Laurence Anyways fut le bouquet final, ait semblé limitée. Mais passé l’amalgame primesautier entre cinéma d’auteur et cinéma à la première personne, il est temps d’inventer d’autres personnes.
En cinéma, art de l’espace, changer sa manière, c’est d’abord se déplacer. Que Dolan en incarne le personnage éponyme incite à lire le titre de ce nouveau film comme un pitch et un programme esthétique. Le citadin branché Tom qui s’invite à la campagne pour les funérailles de son ami-amant, c’est le cinéma urbain qui transhume vers son ailleurs : ruralité, réel brut, affects archaïques. En découlent deux lignes dramatiques. La première accuse l’étrangeté de Tom, la stridence de son corps dans ce cadre. Sa tignasse peroxydée, celle d’un Cobain tardif, fait tache dans le noir et blanc ambiant, vaches comprises. Seul dans la salle à manger de la maison vide, Tom ne sait pas où se mettre. Il finit par s’asseoir à la place où le film le trouvera souvent, mutique et raide, paralysé, bête effrayée. Pourquoi effrayée ? Parce que, c’est la seconde ligne dramatique, Tom est homosexuel. Par familiarité avec Dolan, nous le comprenons plus vite que ses hôtes. Plutôt : nous nous le formulons avant qu’eux n’osent se le formuler. Par ici, cela ne s’énonce pas car cela ne se conçoit pas. Rappel simple : être un jeune pédé, au Québec comme au Maroc, à la ville comme aux champs, c’est vivre dans la menace permanente du cassage de gueule. Parfois la violence ne va pas au-delà de l’insulte. Parfois pas. Dans cette propriété qu’une vue aérienne aura d’abord montrée aussi isolée qu’une maison de film d’horreur, le danger redouble. Alors par prévention, le jeune pédé préfère mentir. Il devient un corps-proie qui, déambulant en milieu hostile, dissimule sa liaison avec le défunt (à qui la mère fantasme une petite amie aux normes) comme une gazelle cache ses petits à la vue du fauve. C’est la peur d’être démasqué qui fige Tom sur sa chaise. Le pic de ce petit jeu de dupes pas dupes étant la scène géniale où il est sommé de transmettre les mots d’amour de la pseudo copine du mort : « C’est une partie de moi qui meurt. » Tom ne peut dire son amour que par procuration. Pour autant, très vite il s’en prend plein la gueule : réveillé en pleine nuit, bloqué dans les chiottes, tuméfié. Nous en sommes à la demi-heure, tout est tristement normal, et un film moyen aurait dessiné la suite à gros traits édifiants. Peu à peu, ces pauvres arriérés se seraient rendus à la raison humaniste, et la mère à l’évidence. Mais un cinéaste n’est pas, ne devrait pas être un éducateur de quartier. Il ne veut pas résoudre mais compliquer. Il cherche les complications.
L’Autre, qu’il s’agirait de ramener au Même, n’a pas la gueule attendue. Après l’anecdote sexuelle contée par un Tom bravache, la mère éclate de rire. Contre toute attente, cette vulgarité l’amuse. Et Francis, qui n’agresse pas par hasard Tom dans son lit, fait entendre de l’amour dans sa haine. Poursuit Tom, mais aussi de ses assiduités. L’invite à danser un tango d’étable – scène géniale. Lui propose un rail de cette drogue éminemment citadine qu’on appelle la coke. Bière à la main, on l’identifiait aisément : cul-terreux ne digérant pas l’homosexualité de son défunt frère. Là, on ne le reconnaît plus.
Quant à Tom, il refuse la coke. C’est lui, notre familier, notre personnage référent dans cette région de dingues, qu’on ne reconnaît plus. Que ne reconnaît plus Sara, camarade de la ville, lorsqu’il lui lâche un monologue barré sur la « vraie vie » qui règne ici, sur la terre qui ne ment pas. De territoire hostile, la ferme est devenue une terre d’élection. L’origine n’est plus le trou matriciel où ne pas replonger, mais celui où enfoncer un bras pour tirer le jeune veau du ventre maternel, et en ressortir les mains souillées de sang animal. La ferme marque Tom de son empreinte. Les cheveux filasse évoquent maintenant la paille. Tom est la ferme. Il en a pris le pli. Plus tard, il répétera mot pour mot une formule de Francis : « Le champ de maïs, c’est un champ de couteaux. » Francis, sors de ce corps ? C’est donc qu’il y est entré.
Sara insiste : tirons-nous de ce trou. Et alors on se dit : mais oui au fait, pourquoi est-il encore là ? Pourquoi s’adonner aux travaux agricoles aux côtés de son bourreau, alors que les funérailles sont passées et que plus rien, objectivement, ne le retient ? Parce que le vecteur du désir s’est inversé. La pente des devenirs. Nettement cartographiée jusqu’alors, la fiction brouille sa carte des lieux et des affects. Francis, mine de rien, est devenu désirable. Effrayant donc désirable. Son marcel musclé et sa barbe millimétrée composent désormais une icône gay – et Tom a viré homme des bois.
L’orientation du film n’est plus d’aller voir l’ailleurs pour mieux se convaincre qu’on fait bien de vivre ici, mais de vraiment s’y frotter. S’y éprouver. S’éprouver, dans le même temps, à des codes de cinéma de genre – le juke-box eighties de Laurence Anyways fait place à une véritable BO à vocation atmosphérique et narrative. Filmer contre soi, comme on pense contre soi. Et si Tom/Dolan finit par revêtir son cuir-sweat-capuche pour rallier l’espace urbain, c’est loin de ses bases, hors de soi, que le film a eu lieu.