On ne présente plus James Gray, maintes fois interviewé pour Transfuge, et qui avait fait la couv pour son film Two Lovers, en décembre 2008. Il revient avec son film qu’il juge luimême comme son plus mainstream, The Lost City of Z. Un film à l’esprit enfantin, un film d’aventure aux confins de l’Amazonie à la recherche d’une cité rêvée et perdue. Un film de jungle à la facture minimaliste, à l’opposé du baroque flamboyant d’un Herzog ou d’un Coppola. Un film qu’il souhaitait faire depuis longtemps mais qu’il ne réussissait pas à élaborer. Nous avons fait dans ce numéro le premier vrai portrait de James Gray dans la presse française. Et vous y trouverez un certain nombre d’éléments biographiques inédits expliquant une partie de son cinéma. Cet être torturé, anxieux, tout en introspection, s’est dévoilé à nous pendant une heure intense. Merci à lui pour sa transparence.
Dans un autre genre nous avons rencontré le dinosaure Claude Lanzmann, sur lequel un livre vient de paraître, Claude Lanzmann, un voyant dans le siècle, sous la direction de Juliette Simont (Gallimard). Le livre a été initié pour fêter les quatre-vingt-dix ans du réalisateur et les trente ans de Shoah. Vous pourrez y lire des textes passionnants de Boualem Sansal, Philippe Sollers, des frères Dardenne, d’Arnaud Desplechin, qui considère que Shoah est le plus grand film du XXe siècle avec Vertigo ; un texte biographique fort de Simont, où elle raconte comment Sartre qu’il connut très bien, lui redonna confiance en la France malgré Vichy. Et comment Lanzmann contrairement à une idée reçue est dépourvu d’égo et d’une grande disponibilité au réel. Il ne s’engage jamais nous ditelle, en conséquence d’une réflexion intime, d’un débat intérieur, mais bien sous l’impulsion d’une cause extérieure. Pourquoi Israël ? Un coup de foudre pour une femme. Shoah ? Une commande de l’Etat israélien. Le lièvre de Patagonie ? Simont dut quasiment le forcer pour écrire ce magnifique livre de mémoires. Mais conclut-elle, à partir du moment où il décide de réaliser un projet, c’est le plongeon, c’est la traque acharnée du réel. Une véritable machinerie obsessionnelle se met en place. Un autre texte retient l’attention, celui de Patrice Maniglier, « Lanzmann Philosophe ». Pour lui comme Lanzmann, Shoah est une oeuvre de philosophie. C’est-à-dire que le film consiste à passer de l’abstrait au concret. Dit autrement : « le film a pour but de nous permettre de dépasser l’abstraction indifférente dans laquelle se tient d’habitude notre savoir que »six millions de Juifs ont été exterminé par les nazis » pour nous conduire à réaliser ce que nous croyons déjà savoir ». Maniglier revient aussi brièvement sur les différents débats qui eurent lieu autour de Shoah en prenant parti, de Jacques Rancière à Jean-Luc Godard en passant par Georges Didi-Huberman et Jean-François Lyotard. Il faudra lire aussi le très beau texte d’Axel Honneth où il explique que Shoah est l’inverse du devoir de mémoire. Le film contrairement à beaucoup d’autres, de fiction ou de non-fiction, n’essaie jamais d’établir un lien de solidarité avec les victimes, de pitié, d’empathie. Il montre au contraire qu’il n’y a aucune identification possible aux victimes, aucune réparation possible. Aucun film y compris Shoah ne peut guérir la souffrance des victimes. Honneth l’affirme : « le film de Lanzmann réussit ce que nul n’a pu réaliser avant lui : que le spectateur fasse l’expérience, dans sa propre chair, que toute tentative de réparation-réconciliation est condamné à échouer, parce que sa force n’est pas suffisante pour approcher cette souffrance, parce que l’évènement est trop grand pour lui. L’expérience morale rigoureuse à laquelle donne lieu Shoah, c’est la conscience, au sein même de l’accomplissement de la mémoire, de l’échec de celle-ci. »
Dans ce numéro aussi, on parle du livre formidable de l’israélienne Zeruya Shalev, Douleur (Gallimard), roman d’une grande force psychologique, autour de l’histoire d’une femme brisée. Un roman irrigué par l’Ancien Testament (Shalev a été élevée dans la religion) et qui travaille la notion de pardon. Il faut absolument lire cette nouvelle figure de la littérature israélienne qui apparaît aux côtés d’Amos Oz, d’Aharon Appelfeld et David Grossman. Nous l’avons longuement interviewée.
Voilà pour le camp de la culture de ce moi-ci, le camp du recul, de la réflexion et des esthètes.