D’abord un mot sur la réception par l’extrême droite du livre d’Édouard Louis, Histoire de la violence (Seuil), qui rappelons-le faisait la couverture de Transfuge au mois de janvier. Deux articles, au moins, ont attiré notre attention. On trouve le premier, de manière surprenante, dans Le Magazine littéraire, dont Pierre Assouline est conseiller de la rédaction. Il est signé par un certain Vincent Landel, qui écrit cette phrase glaçante, si je puis dire, à propos du livre de Louis : « Chaque page de ce brouillon donnerait un motif de le brûler. » Sachez-le, lecteurs, au Magazine littéraire, on peut dorénavant appeler à brûler des livres, comme en 33. Vincent Landel a signé des articles dans Valeurs actuelles, défendant notamment Richard Millet. La boucle est bouclée. Ou presque : Renaud Camus monte au créneau dans Causeur, que je prenais jusqu’alors pour un magazine foutraque, un peu fou fou à l’image de sa directrice, Élisabeth Levy – même si je ne partage en général pas ses idées. Mais une étape a été franchie où l’on voit un canard passer de l’esprit potache à un esprit sérieux et extrême droitier. Ce passage s’appelle Renaud Camus, membre du Siel (parti lié au Front national), qui signe dans Causeur et a notamment écrit dans lev dernier numéro ce texte fantasmagorique sur Histoire de la violence, qui serait ni plus ni moins une apologie du « grand remplacement ». On croit rêver du peu de cas que cet individu fait de la littérature, la réduisant – ce que ce livre n’est pas – à une arme idéologique.
Deux critiques, ou comment l’extrême droite s’installe, peu à peu mais sûrement, dans le débat littéraire.
Passons à des choses plus réjouissantes, loin de ces bruits de bottes. Ce mois-ci, Geoffroy de Lagasnerie est en couv de Transfuge pour un essai très stimulant sur la justice pénale intitulé Juger, l’État pénal face à la sociologie (Fayard). L’auteur a à peine trente-cinq ans, et Transfuge, fidèle à son rôle de défricheur, parie sur lui. Dans la lignée de Bourdieu et de Foucault, il essaie de comprendre le système du jugement du côté pénal. Il s’est rendu pendant des années à de nombreux procès de la cour d’assises de Paris. Il fait comparaître l’État en prenant une distance critique face à une institution qui nous apparaît comme une évidence. Il montre dans ce livre la violence de la justice qui, à l’instant du jugement, nous dessaisit de notre vie. « La justice est le lieu d’une agression », nous dit Lagasnerie. L’État n’est pas seulement garant de notre sécurité, il dispose aussi de nous tel qu’il l’entend. Nous lui appartenons dès notre naissance. Le lieu par excellence où nous sentons cette appartenance, cet emprisonnement, est le tribunal. Cette violence envers un individu est d’autant plus puissante que lorsqu’un individu est jugé, il ne l’est pas seulement pour un délit ou un crime commis contre un autre individu, mais aussi contre l’État. Double peine ! Or quand un individu commet un crime contre un autre individu, le commet-il contre toute une société ? Contre l’État ? Pour Lagasnerie, la réponse est non. Il dénonce par ailleurs les procès qui construisent des narrations individualisantes, s’appuyant pour partie sur des rapports de psychiatres, excluant par la même toute explication sociologique. Enfin, le jeune sociologue met l’avocat général au coeur de son analyse, illustre son rôle central dans le système de jugement. L’auteur est encore plus dur que contre les psychiatres : « Ce personnage est à bien des égards le plus antipathique. Chacune de ses interventions est empreinte d’une violence, d’une méchanceté, d’une agressivité rares à l’égard des accusés. Tout, dans son éthos et sa prise de parole, traduit sa volonté de punir […], et ce, y compris lorsqu’on se situe dans un contexte d’incertitude radicale sur les preuves de la culpabilité. »
Si vous vous intéressez à la justice, si Le Chant du bourreau de Norman Mailer est un de vos de livres de chevet, si M ou Liliom de Fritz Lang vous fascinent, lisez ce livre de toute urgence.
Autre livre stimulant, celui de Philippe Sollers, qui fait paraître Mouvement (Gallimard), très beau roman où il nous laisse penser qu’il s’agit de se pencher sur Hegel. Fausse piste, il y redéfinit la littérature : « Le seul vrai roman est le mouvement de l’Esprit, rien d’autre. » Il évoque la Bible et Omar Khayyam, en passant par la Chine, Zhuangzi, Bataille et Victor Hugo, Rimbaud, Marx, Stendhal, l’ange Gabriel, Allah, Heidegger, Nietzsche, Jean Paul II, Moïse… La liste est encore très longue. Vertigineuse. Les derniers livres de Sollers sont cela : Sollers parle avec les morts, avec les auteurs, les mille écrivains de sa bibliothèque, qu’il commente ou incarne, avec légèreté et concision, à la manière d’un Reader’s digest stylé.
Enfin, Bernard-Henri Lévy revient avec un livre passionnant, L’Esprit du judaïsme (Grasset) pendant de son Testament de Dieu (Grasset) qui fit sensation en 1979. Vous pourrez y lire de très belles pages sur Ninive, sur Jonas, sur l’antisémitisme d’aujourd’hui, sur l’islam radical et celui des Lumières, sur Proust, Sartre, Chateaubriand. Des pages mesurées, traversées par un antiracisme constant et louable.