«Voudrais-tu faire un big-bang baroque ? », c’est ainsi qu’Olivier Mantei, directeur de l’Opéra Comique, proposa à Phia Ménard de concevoir son premier opéra. Un an plus tard, nous y sommes. A l’aube du big-bang. Le spectacle porte le titre d’un tableau de Poussin. Je suis en Arcadie. Comme pour dire, je vous parle du pays de la mort. Les répétitions d’Et in Arcadia ego ont commencées depuis quelques jours, la salle d’or et de velours de l’Opéra Comique, pimpante depuis la réouverture à la rentrée dernière, s’est transformée en laboratoire d’expérimentations. Au fond de la scène, plusieurs dizaines de techniciens s’affairent à de délicates manoeuvres ; fumée, vent glacé, et échos métalliques s’échappent des coulisses, dans un affairement de NASA.
En salle, Phia Ménard, élégante et funambulesque en jupe rayée à volants, s’attelle à faire vivre l’explosion esthétique qu’elle a conçue : « quand Olivier Mantei m’a parlé de big-bang, il a touché une corde sensible en moi : j’avais donc le droit de toucher au sacré. Parce que pour moi l’opéra, c’était un château fort qui ne m’était pas destiné. J’ai donc d’abord pensé à tout casser. Et puis j’ai réfléchi, et je me suis dit que l’explosion, le big-bang qu’il me proposait, pourrait être intérieur. Une implosion intime, la plus grande possible, celle d’un être qui va mourir. Et qui a toujours su le jour de sa mort. J’aime beaucoup la musique d’opéra, même si je viens du punk, et je trouve qu’elle est souvent desservie par des modes de représentation consensuels. Il fallait changer ça. Tout de suite on a su que l’on fonderait le spectacle autour d’une chanteuse. Et qu’elle serait entourée d’éléments, qui seront plus qu’une mise en scène, et avec lesquels elle devrait composer. »
Qui est l’heureuse élue ? Lea Desandre, vingt-quatre ans, dressée sur scène en veste blanche. A ses côtés, Eric Soyer, scénographe choisi par Phia Ménard, et habitué aux mises en scène complexes de Pommerat, donne quelques conseils de placement. Elle l’écoute avec attention. « Une véritable star avec une capacité d’apprentissage phénoménal » m’assure Phia Ménard qui reconnaît avoir voulu introduire la question de la célébrité dans son spectacle parce qu’il y avait sur scène ce jeune prodige du chant et de la danse. Un corps, un port de tête, une voix. Elle s’avère une des plus belles promesses de l’art lyrique, a remporté l’année dernière la Victoire de la musique classique en catégorie révélation lyrique. Elle marche d’un pas de danseuse classique, qu’elle est aussi, sur cette scène qu’elle connaît bien. Il y a quelques mois, elle y incarnait son premier rôl- titre, Alcione, sous la direction de Jordi Savall. Déjà, elle s’immergeait dans le baroque ; de Marin Marais à Jean-Philippe Rameau, il n’y a donc qu’un pas, qu’elle franchit en assumant le rôle de Marguerite dans Et in Arcadia ego. Ce pas, c’est aussi celle d’une chanteuse qui devient, le temps d’une expérience contemporaine, performeuse.
Dans la fosse, face à elle, l’écoute avec concentration le directeur musical, Christophe Rousset. C’est lui, le fou de baroque, le claveciniste de génie devenu chef d’orchestre, qui offre Rameau à Et in Arcadia ego. Le chef dirigera ses Talens lyriques, orchestre qu’il a fondé et dévoué à la musique baroque. Ils sont aujourd’hui absents, seul un jeune homme au clavecin accompagne la répétition, et a pour charge de faire vivre la présence lumineuse du compositeur des Indes galantes. Rousset a contribué à faire redécouvrir les pièces lyriques oubliées de Rameau parce que trop longues ou étrangères à la musique italienne de la même époque. Pour cet opéra, Rousset et Ménard n’ont donc pas choisi de monter une pièce précise de Rameau, mais préfèrent sélectionner un ensemble d’extraits lyriques empruntés à Zaïs, Le Temple de la Gloire, Zoroastre, Castor et Pollux, Dardanus…, qui seront ainsi restitués au public dans une sorte de « best of », plus de deux siècles après leur composition. On y découvre une musique nerveuse, trépidante, tragique, aux possibilités émotives aussi subtiles que variées.
Mais Rousset n’a pas voulu faire le montage de ces musiques. Sachant qu’il fallait arrimer la concordance musicale à la narration, principe de tout opéra, il a confié sa sélection à celui qui a construit la trame d’Et in Arcadia ego : Eric Reinhardt.
Le romancier s’avère sans doute le plus détendu, en ce jour de répétitions. L’auteur de La Chambre des époux m’explique son plaisir d’être là. Fervent spectateur de danse et de théâtre, il s’est initié depuis une quinzaine d’années à l’opéra, en venant notamment ici. Lorsqu’Olivier Mantei lui propose de devenir le librettiste de cet opéra, il n’hésite pas : « ce qui m’a enthousiasmé tout de suite, c’est de me dire qu’on allait faire un objet hybride, qui serait à la fois un opéra, un concert et une performance, une installation d’art contemporain, un spectacle de danse. Il y a quelque chose de risqué dans cette démarche. ». En effet, réunir un écrivain, une artiste performeuse et metteuse en scène, un musicien baroque, une jeune chanteuse, et leur laisser comme unique consigne, le principe d’un big-bang, promet une expérience audacieuse.
Une femme qui va mourir
Reinhardt, qui n’était pas jusque-là un grand connaisseur de Rameau, s’est donc plongé pendant plusieurs semaines dans les airs sélectionnés par Rousset pour élaborer une narration d’abord musicale. Que lui avait-on dit ? Phia Ménard voulait une femme qui, à l’aube de sa mort, se souvient de sa vie. Il savait que le spectacle se découperait en trois tableaux, l’enfance, la maturité, la mort. Trois traversées pour une jeune femme, seule en scène, qui ne peut s’adresser qu’à un choeur, et au décor. « Je ne pouvais donc pas créer une narration riche en rebondissements et en dialogues ! »Il faut donc s’arrimer à la musique, « élaborer un chemin uniquement par la sensation, c’est aussi ce que je cherche à faire dans mes romans, et voilà que je pouvais le faire grâce à la musique ». Le récit devra être réduit au plus simple. Reinhardt commence son livret par quelques phrases projetées pendant l’ouverture, sur le rideau fermé : « Nous y voilà. C’est aujourd’hui. 8 février 2088. Je suis une vieille dame. J’ai quatre-vingt-quinze ans. Pourtant, si vous pouviez jeter un coup d’oeil à l’intérieur. Là, dans ma tête, mon coeur, mes rêves, vous verriez, / J’ai toujours vingt-trois ans. » Sur l’ouverture de Zaïs, ces mots d’une femme qui ne veut pas mourir, simplement écrits sur le rideau, créent une entrée en matière sincère et délicate.
Reinhardt a écrit son opéra en suivant les indications scénographiques de Phia Ménard, c’est là une des singularités de ce spectacle, la mise en scène ne vient plus servir un texte ou une musique, mais naître simultanément, et même dicter, par ses matériaux, ou ses choix radicaux, l’avancée de l’histoire.
Exemple saisissant, dans le premier tableau, « Enfance », après l’ouverture du rideau, apparaît sur scène une statue immense, un yéti imperator, qu’on pourrait imaginer adulé par une tribu retranchée sur un plateau d’Himalaya : le « Pikachu ». Il incarne le nounours de Marguerite, à qui la chanteuse s’adresse, et il est entièrement de glace. Il fondra peu à peu, lors du premier tableau, s’effondrant en divers mouvements qui sont intégrés dans la scénographie, comme un second ballet de la matière qui viendrait accompagner la chanteuse et les choeurs. « Lorsque j’ai écrit le spectacle, j’avais besoin de savoir combien de temps il fallait pour que le Pikachu commence à dégeler, pendant combien de temps il fond, je ne pouvais pas faire un montage musical qui ne collerait pas avec la temporalité des tableaux. »
De Rameau à Tarkovski
Dans un second temps, il se lance dans un travail extrêmement minutieux, et précis : réécrire les chants de Rameau, les vers, pour les faire chanter par sa Marguerite contemporaine : « je me suis demandé quelle langue choisir. Je ne voulais surtout pas être désuet, mais dans la mesure où c’est versifié, le rythme induit une forme de préciosité. Ce qui ne m’a pas empêché d’introduire des termes comme ‘groupie’ ». D’autant plus que pour certains chants, il ne change pas l’écriture du livret mais seulement le contexte, ainsi l’air « Je ne sais quel ennui me presse ! » de Naïs qu’il transpose à la crise d’adolescence de la jeune fille. Mais il ne faut surtout jamais oublier la mise en scène pensée par Phia Ménard, qui demeure le squelette du spectacle. Reinhardt choisit par exemple l’air de Zaïs, « Coulez mes pleurs », pour faire miroir aux fleurs glacées suspendues au-dessus de la scène qui, en fondant, s’ouvriront et goutteront sur l’enfance de Marguerite. Dans un travail d’orfèvre, l’écrivain a gardé les rythmes des vers du XVIIIe siècle, remplacé un mot par un ordre, reproduit la rime. « Je voulais procéder ainsi, garder la structure du vers, pour pouvoir introduire une connivence aussi avec les connaisseurs de Rameau qui connaissent les vers initiaux. Mais j’ai pu jouer tout de même dans les interruptions de phrases, en cassant les structures grammaticales. »
Du côté de Phia Ménard, les images qui ont servi son élaboration du spectacle, sont a priori très éloignées du XVIIIe de Rameau : « Je repensais à 2001 l’Odyssée de l’espace, cette scène qui voit un cosmonaute entrer dans cette chambre d’objets étranges. Je me suis beaucoup appuyé sur Tarkovski, Solaris ou Le Miroir. J’ai pensé à cette scène du Miroir, cette femme qui attend à la rambarde, elle rencontre un homme, la rambarde tombe, et l’homme part, il ne se retourne pas, mais c’est le vent qui fait bouger les herbes, qui fait que l’on sait qu’il pense à elle. Je cherche des choses comme ça : rendre les éléments du décor vivant, créer un spectacle organique. Voilà pourquoi par exemple dans le deuxième tableau, adulte, je fais bouger les sols. Chaque tableau qu’elle va vivre est un moment résumé de sa vie, mais elle est dans un endroit où tout vit, elle n’est jamais seule. »
Sur scène, l’univers de Phia Ménard est trouble, ambigu, d’une sauvagerie enfouie, éminemment faustien. Son ambition plastique inouïe se déploie, tableau après tableau. A l’époque où on lui proposait ce spectacle, l’artiste allait présenter son travail à la Documenta de Cassel. Aussi metteuse en scène que plasticienne, Phia Ménard se sait inclassable. Une liberté, bien sûr, elle le reconnaît, mais parfois une « identité multiple » qu’elle peut craindre : « je remarque qu’à chaque fois qu’on me présente, on dit encore « la jongleuse » ! Mais pourquoi pas, après tout la jongleuse, c’est celle qui sait faire tenir en équilibre dans l’espace des choses très différentes. Mais le problème, c’est que quelquefois, la jongleuse, on ne la prend pas au sérieux. » Or, même si Phia Ménard est chorégraphe, performeuse, metteuse en scène, artiste plastique, il est rare de rencontrer quelqu’un à l’univers si précisément construit, inscrit dans des références pop et classiques, et sans doute est-ce pour cela qu’elle est aujourd’hui demandée dans les lieux les plus exigeants, d’art comme de théâtre. Ce succès de son héroïne qu’elle raconte, ne serait-il pas aussi le sien ? « Oui sans doute. Pour moi, une des choses les plus terribles qui puisse arriver dans la vie, c’est la célébrité. On y perd une grande part de sa liberté. » Alors qu’elle s’apprête à lancer une deuxième répétition, et à se lancer dans la vaste chambre froide installée sur scène pour voir si son Pikachu de glace est prêt à entrer en scène, elle me lance, « je suis simplement quelqu’un qui pense qu’au théâtre on peut tout faire. Et que c’est peut-être le dernier endroit où l’on puisse ainsi tout faire. » Nulle doute qu’Et in Arcadia ego relève de ce goût de l’expérience subversive. Une ambition rafraîchissante, qui fait réentendre aussi la nature décapante de la musique baroque. Bref, un big-bang.
© S. BRION POUR L’OPÉRA COMIQUE
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