Il arrive des fois où une couverture de livre peut tout dire et celle du dernier roman de Bret Easton Ellis est de celles-là : sur un fond jaune se dessine le diable. Tout est dit car la grande question que pose le romancier dans ce dernier roman, Suite(s) impériale(s), ainsi que dans ses précédents, est, comme nous l’avions écrit dans notre critique du numéro de septembre, celle du mal. Si Cécile Guilbert envisage aussi avec intelligence dans Le Monde des livres qu’il s’agit de la grande question du romancier, hélas la critique française semble être passée à côté − voir l’article des Inrockuptibles qui en fit une lecture par le petit bout de la lorgnette et estima que dans ce livre, « la véritable tragédie, c’est qu’on n’échappe jamais à son environnement ». Non, le roman d’Ellis ne peut être réductible à un livre de sociologie. C’est un grand roman métaphysique, peut-être son meilleur, qui nous dit le cataclysme de notre civilisation. À ceux qui pensent que j’extrapole, pire, que j’hallucine, je n’invente rien, Ellis nous le confesse dans ce grand entretien, révélation, me semble-t-il, inédite à ce jour. Dans le roman, le mal n’est pas palpable ; occulte, il passe par de mystérieux appels téléphoniques. Mais Bret n’est pas illuminé, et il a un discours − même si aucune explication de quoi que ce soit n’est donnée dans le roman. Clay et les autres vivent en enfer, à Hollywood − mais il s’agit de le voir comme un miroir (à peine) grossissant de notre monde −, un enfer où les hommes se réduisent à leur rang social, à leur corps, à leur sexe, en un mot, à leurs images. Et seuls, seuls, seuls, seuls, car, comme nous le dit Ellis dans l’entretien, quand on ne revient pas sur soi, aucun rapport n’est possible entre les hommes. Voilà l’enfer sur terre : comme l’annonce DeLillo depuis longtemps, l’image, on ne sait pas trop comment d’ailleurs, s’impose. Loin est le temps de Philip Marlowe, le détective de Chandler dont Ellis s’inspire : cynique, sombre, il lui restait de l’humanisme à ce Marlowe. Non, là, ni Clay ni les autres n’ont à voir avec l’humanisme. Loin est le temps d’un des romanciers chéris d’Ellis, Fitzgerald, figure de la génération perdue, triste, blessée par la meurtrière Première Guerre mondiale. Il est loin ce temps − parce que Gatsby, bien que pris de désespoir, est romantique, en recherche d’absolu, en pleine fougue amoureuse, en plein rêve de mystique. Non, là non plus, ni Clay ni les autres n’ont à voir avec le romantisme. Nous avons changé d’époque, nous dit Ellis. Et son obsession d’aujourd’hui le confirme : il écrit un scénario sur Theresa Duncan et Jeremy Blake, de jeunes beautiful people de New York suicidés en 2007. Ellis suit son cours : la civilisation va à sa perte ; de la génération perdue, nous serions passés à la génération pendue − même si, précisons, le couple Duncan-Blake ne s’est pas pendu mais pour la rime, ça m’arrangeait.
J’aime beaucoup Bret Easton Ellis, mais j’espère qu’il a tort.