Chanson du deuxième étage, Roy Andersson. Prix Spécial du Jury du Festival de Cannes 2000.
« Aimé, celui qui se coince le doigt dans une porte. »
Comme je viens de la danse, il faut que ça danse. Voilà ce que je me disais en écrivant mon premier court-métrage. Caméra qui caresse les corps, montage rythmé, cut. Ceux qui ont eu la chance de lire le scénario n’ont pas tout compris, ce qui n’est pas forcément un mauvais signe. Je ne saisissais pas tout moi-même, ce qui est un peu plus embêtant. Deux ans et trois mois plus tard, j’y étais encore… C’est à cette période que j’ai vu Chanson du deuxième étage du réalisateur Suédois Roy Andersson.
Le film s’ouvre sur un plan fixe de deux minutes sans coupe, on est loin des corps et tout est quasiment immobile. Rien de plus éloigné de ce que je voulais faire. La scène se passe dans un spa. Un homme d’une cinquantaine d’années, pataud dans son costume, mallette en cuir à la main, annonce à son patron, allongé dans un caisson à UV et dont on ne voit que les orteils qui gigotent, la faillite de l’entreprise. Notre homme est très mal à l’aise, ce qui se traduit physiquement. Les pieds enfoncés dans des couvre-chaussons en plastique, il semble scotché sur place. Il se penche en avant, se plie pour entendre les ordres du patron, jette des regards inquiets autour de lui, regarde sa montre et tire sur son pantalon. Des mouvements infimes dont on perçoit chaque détail avec intensité. C’est miraculeux. Exit toutes les video-danses qui gesticulent, je viens de voir mon premier ballet au cinéma, tout est clair à présent : pour que ça danse, faut pas bouger ! Je charge le caméscope, je vire mon chat et je me mets debout dans le salon. Ça tourne. Je reste immobile trois minutes, de temps en temps je bouge un poignet ou je me penche en avant comme dans le film. Le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur mais c’est un vieux caméscope et il fait sombre. Sur la page Wikipedia de Roy Andersson, je vois qu’il a mis 25 ans pour faire son film. Je fais le calcul. Si son film dure 1 heure 30 et le mien 10 minutes alors tout va bien, il me reste encore 3 mois. Pour Roy aussi, ce fut difficile.
« Aimé, le chauve sans chapeau». Une quarantaine de tableaux composent le film. On y découvre des personnes au physique rassurant car banal, des corps comme on en voit tous les jours mais pas au cinéma. La maladresse est leur dénominateur commun (voir ce vieux magicien qui rate son tour et découpe à la scie un petit moustachu du public). Il y a de la cruauté et une tendresse infinie dans cette galerie de portraits d’inconnus. On est loin des conventions narratives, le réalisateur semble nous dire qu’il refuse de faire une hiérarchie entre ces vies. Pour écrire le film, il est parti d’un poème de Cesar Vallejo1où l’on retrouve à chaque strophe la même humanité et la même compassion. Je décide d’abandonner mon scénario, de lire de la poésie et de réunir sept danseurs dans un studio.
« Aimés, ceux qui s’assoient ». Dès la première impro le ton est donné : caméra fixe et personne ne bouge pendant 20 minutes. Comme c’est mon premier film, mes camarades sont indulgents et ça passe. Le problème, c’est le décor. Roy refait tout dans son studio de Stockholm. Des restaurants, des aéroports, des falaises… Ce sont des dizaines de décorateurs, peintres et techniciens qui font un travail colossal pour aboutir à la perfection. Avec mon budget, c’est compliqué… Je vais prendre des décors réels et faire comme si ils étaient faux. Des lieux gris-verts, froids, ma Suède carton-pâte. Toute dernière étape : la focale Andersson. Le chef-opérateur me dit qu’il nous faut du 14. Problème, on a que du 12 et du 16 et on doit se débrouiller avec. Premier jour de tournage et première crise : ça ne ressemble pas à du Roy ! Après quelques jours de repos, c’est l’heure du dérushage. « Bizarre » est le mot qui me vient quand je découvre les images. Plus tard, je comprendrai qu’il faut dire « expérimental ». Pourquoi pas, il y en a bien qui cherchent pendant 25 ans avant de pondre un chef d’oeuvre…
Si je n’avais pas honteusement pompé et raté mon Roy Andersson, je n’aurais jamais trouvé ce bizarre-là. Je lui en dois une. Quelques mois plus tard, je reçois une toute première invitation dans un festival. Suédois.
1. Les trois citations du texte sont extraites de Faux pas entre deux étoiles de Cesar Vallejo.