Faites le test : si vous avez la chance de pouvoir discuter avec quelqu’un qui lit de la littérature (genre en voie de disparition), posez-lui cette question simple : « Qui sont pour toi les génies de la littérature ? » S’il vous répond Romain Gary, Jean Cocteau, Philippe Soupault ou plus récemment Alexandre Jardin, c’est au choix : qu’il a bu un coup de trop ; que vous avez à faire à un vrai original ; qu’il ne connaît rien en littérature ; ou qu’il se fout de votre gueule. Car, unanimement ou presque, les gens vous répondront en 2011 : Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline et James Joyce. Unanimement ou presque. Ça n’a pas toujours été le cas, ce ne le sera pas toujours, mais aujourd’hui, c’est sans discussion. Ce qui réunit ces trois-là ? Ça saute aux yeux : renouvellement de la langue.
Ne tournons pas autour du Céline : le génie est là, dans cette danse neuve de mots. « Marre de prose, chansons partout !», écrit Céline. L’écrivain est un poète-musicien, de cette tradition des Grecs où poésie et musique ne faisaient qu’un. Sapho, Pindare, Alcée, plus tard chez des poètes latins comme Horace et d’autres… Son style, c’est « la giclure », c’est cette « éjaculation lente » comme dirait Philippe Muray dans son formidable Céline. Encore mieux : Sollers, un des plus fins lecteurs de l’écrivain, a trouvé chez lui l’expression juste dans une des lettres de Céline, « le rendu émotif intime». Pas terrible, comme expression, mais terriblement précise. Sollers explique : c’est « l’impression de quelque chose entre l’écrit et le parlé, entre la lecture et l’audition, une façon de parler à voix basse ».
Cent ans après Flaubert, il refait entrer la poésie, la musique dans le roman. « La langue, rien que la langue, voilà l’important. Tout ce qu’on peut dire d’autre, ça traîne partout. Dans les manuels de littérature, et puis lisez l’encyclopédie », écrit-il. Et cette langue est neuve, son rythme inédit. Là est aussi son génie. Surtout ses textes d’après-guerre, Féérie pour une autre fois, la trilogie allemande, D’un château l’autre, Nord, Rigodon. Des chefs-d’oeuvre. Comme d’autres écrivains, il a compris que le roman du XIXe siècle était mort, l’illusion réaliste moribonde. Le monde est devenu chaos, le roman doit se battre contre le sens, l’ordre, la logique. Il l’explique dans Nord : « Le mieux, je crois, imaginez une tapisserie, haut, bas, travers, tous les sujets à la fois et toutes les couleurs… tous les motifs !… Tout sens dessus dessous !… prétendre vous les présenter à plat, debout, ou couché, serait mentir… » Et pour dire ce monde effondré, Céline – allez lire le Muray qui est saisissant sur cette question -innove sans arrêt, invente tout ce qui fera le roman contemporain. Ponctuation, syntaxe, prosodie : c’est une révolution littéraire. Là il est unique. Ses livres d’après-guerre sont des tremblements de terre. Sa phrase, sa structure est en morceaux, des fragments. Il aimait d’ailleurs les moralistes du XVIIe siècle, on sait que dans sa fuite en 1944 il avait entre autres dans ses bagages La Bruyère et La Rochefoucauld. Les mots latins de fragmen, fragmentum viennent de frango, briser, rompre, mettre en pièces, en poudre, anéantir. Oui, Céline nihiliste. Le nihilisme est vieux comme le monde, bien sûr. Nietzsche l’a écrit, il y en a chez le Christ et chez Platon. Mais quand il culmine, au XXe siècle, avec les chambres à gaz, qui mieux que lui, en poète, à montré le désastre du XXe siècle ? Qui mieux que ce poète a écrit sur « le sentiment du gouffre » ? Qui mieux que lui a montré le monde en train de se faire sauter ? Pas Houellebecq, en tout cas qui, s’il est dans cette lignée d’écrivains nihilistes, a oublié le style, la musique, c’est-à-dire le propre de la littérature. Non, Céline, là, est inégalable, vraiment.
Le bémol, on le connaît. La belle petite musique du génie a été salement salie par l’antisémitisme. La maladie qui monte à la fin des années 30. Les pamphlets dégueulasses, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les beaux draps. Il aimait le sexe, dans sa jeunesse. Plus : les orgies, les putains, les bordels. Il voulait même, nous dit Henri Godard dans sa biographie à paraître, se faire maquereau. Déjà mauvais, le Céline. Après, ça ne l’intéresse plus. Sent venir l’impuissance, à 36 ans : « Voici l’âge de la redoutable ». Il délire au milieu des années 30, devient l’antisémite qu’il a toujours été ; mais là, forcené. C’est l’ombre au tableau. Sa maladie – car à ce niveau-là d’antisémitisme, aucun autre mot n’est possible – est sans doute complice de son génie. Parce que si elle l’a rendu fou, elle l’a rendu lucide dans ses romans d’après-guerre. De la lucidité des fous comme Artaud, autre anarchiste, qui dans notre « monde dégénéré », comme il l’appelait, vit ce que les autres ne pouvaient voir. Ça lui coûta neuf ans d’hôpital psychiatrique. La société n’aime pas les petits rigolos, ça fait désordre. Céline aussi vit clair, alla plus loin que n’importe quel écrivain. Des siècles après Dante, il a, à son tour, écrit son Enfer. Sur terre, celui-là. Ce qu’il vit est effroyable. Il vit : le Diable probablement. Fallait oser.