Il n’y a pas les écrivains de droite contre ceux de gauche, il y a les bons contre les mauvais, définitivement. Ce qui permet sans froncer les sourcils de mettre dans un même dossier le très à droite Morand, auteur d’un récit de voyage qui est de l’ordre du chef-d’oeuvre, New York, et le très à gauche Allen Ginsberg avec ses incroyables Journaux indiens à la Artaud. Qu’est-ce qu’un bon écrivain ? Un mauvais écrivain ? Vaste question mais des réponses sont possibles. En préparation de notre dossier, j’ai lu beaucoup de classiques de la littérature de voyage et je me suis dit : c’est un genre qui a une tendance à produire de la connaissance. C’est très souvent un genre traversé d’un côté par l’envie de faire connaître au lecteur telle ou telle partie du monde (descriptions de paysages, informations sur des monuments, histoire d’une ville, géographie d’un pays, mentalités autochtones…) et d’un autre par la tentation très présente de faire entrer dans le récit de voyage les écrivains du passé, qui eux-mêmes sont allés sur ces mêmes lieux. On peut dire qu’une grande majorité de textes de voyages fonctionnent comme ça. C’est le lieu, ce genre, où, peut-être, la définition de la littérature comme objet de connaissance est la plus forte. Or, c’est un genre où j’ai trouvé le plus de mauvaise littérature. Ce qui me fait penser, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, que la littérature n’est en aucun cas le lieu de la connaissance. Il y a les encyclopédies pour ça, les documentaires télés.

Thomas Mann, que l’on sait connu pour introduire des passages entiers de savoir dans ses livres, ne reste pas dans l’histoire littéraire pour cette raison et on peut même dire qu’elle constitue une des faiblesses de ses livres (je pense par exemple aux pages lourdes de théories musicologiques dans son Docteur Faustus). Pourquoi Thomas Mann reste-t-il alors ? Et pourquoi les Journaux indiens de Ginsberg ou le New York de Paul Morand sont-ils de bons livres ? Pourquoi tiennent-ils la route ? Pour au moins une raison simple qui reste la première définition de la littérature : pour leur tonalité. La note de musique, comme dirait Sollers. Un bon livre vous reste dans le cerveau, dans vos nerfs, et influe sur votre humeur. Comme un disque de Chopin fera de vous un homme ou une femme différent dans votre humeur que ne le fera de vous un disque de Mozart. Le premier vous rendra plutôt mélancolique, le second vous fera sentir le monde plutôt de manière joyeuse. Les bons livres sont pareils, leur tonalité, mystérieusement, régnera de façon diffuse sur vous. Il y a des techniques, bien sûr, pour que le musicien, autant que l’écrivain, arrive à ses fins. Mais ce n’est pas la question ici. Je poursuis. La définition de la bonne littérature, c’est la tonalité, parce que quoi de plus fort que d’influer durablement sur l’humeur d’un homme ? Quoi de plus fort, si l’on va plus loin, que de créer de la vie en l’homme, puisqu’il est pour moi entendu que les hommes ne sont pas beaucoup plus que des humeurs. Quand on dit la littérature, c’est de la vie, je crois qu’on pense à ça. Et à partir de ces humeurs, se fondent des petits concepts, pompeusement ce qu’on appellerait un rapport au monde. Exemple ? Morand et son New York : sa tonalité, c’est la vitesse d’écriture permise par des ellipses, la vie se trouve dans cette vitesse (et vous ?) ; sa tonalité, c’est sa vitesse qui lui interdit d’approfondir telle ou telle question, trop lourde, trop philosophique, trop morte, et qui finit par lui faire faire l’apologie du superflu (et vous ?) ; sa tonalité, c’est sa vitesse, son superflu, son rejet des grandes idées universelles (sauf sur les races, bien sûr, angle mort de Morand). Y a-t-il une vérité cachée derrière les apparences, le devenir de nos vies ? Non, pense Morand (et vous ?). 
 
Vous voyez bien que si on retire le point de départ, c’est-à-dire la tonalité, rien ne se déplie, rien ne vous touchera, et rien n’arrivera. On a affaire à un mauvais livre. Contrairement à ce qu’écrivait Bourmeau dans Libération en début d’année, le message, ça ne suffit pas. Nous ne sommes pas des êtres raisonnants, mais avant tout des corps. Des corps, certes, traversés par des pensées, mais des corps comme siège. C’est pourquoi les grands romanciers cherchent toujours, par toutes sortes de techniques, à produire des sons, des couleurs, des rythmes, qui finissent, s’ils sont réussis, par produire des idées, d’une façon ou d’une autre. 

Nous avons donc creusé du côté de la littérature de voyage pour ce numéro, à l’occasion du festival de Saint- Malo, qui fait un travail intéressant sur la littérature contemporaine depuis des années. A quoi ressemble cette littérature aujourd’hui ? Y a-t-il là de bons auteurs contemporains ? Si la descendance de Nicolas Bouvier ne semble pas assurée, on peut constater ailleurs une vitalité du genre. Par exemple du côté de la nonfiction, dont les travaux de Daniel Mendelsohn ou de David Van Reybrouck sont de bons exemples. Le genre est en pleine explosion, tant en Europe de l’Est dans le sillage de Ryszard Kapuscinski, qu’aux Etats-Unis avec des Alexandra Fuller, qu’en France, avec Jean Rolin, Patrick Deville et quelques autres. La littérature de voyage est en pleine mutation, et l’objet de notre dossier est de la comprendre au plus près. Rassurez-vous, derrière l’arbre des livres réactionnaires de Sylvain Tesson, se cache une forêt d’auteurs qui se confrontent à la modernité, au-delà de toute déploration.