Amies d’enfance fusionnelles, Véra et Tsiona vivent très différemment leur vie en Palestine mandataire. La première, orpheline de mère, a les yeux tournés vers Paris, où son père, originaire de Russie, est parti mener une carrière d’artiste peintre. La seconde, qui a perdu le sien très jeune, se dévoue corps et âme au kibboutz du Negev, où elle a choisi de s’installer après le lycée. Si Véra, la contemplatrice, déploie elle aussi des talents d’artiste, Tsiona n’a qu’un objectif : intégrer le Palmach, cette unité d’élite de la Hagganah qui s’illustra par sa lutte contre le gouvernement britannique en Palestine. L’amitié entre ces deux jeunes femmes est mise à rude épreuve quand Véra, après une expérience malheureuse à Paris vient rejoindre Tsiona au kibboutz. La chaleur, la promiscuité entre les habitants jusque dans les toilettes, la dureté des travaux imposés aux membres de cette petite communauté, et l’esprit collectiviste du lieu sont un non-sens pour la nouvelle arrivée. « Tout le monde travaille. Tu sais ce qu’on fait dans un kibboutz ? – Oui, bien sûr. On dérange le désert, on plante des arbres, on sature la terre d’eau chaude, dit Véra l’oeil moqueur ».
Dans son premier roman, dont l’histoire se déroule de la fin des années 1920 aux jours précédant la création de l’Etat d’Israël, Rachel Shalita met subtilement en lumière les divergences entre les juifs mus par un rêve sioniste jusqu’au-boutiste, et les autres, qui envisagent d’autres horizons. Décrivant avec tact, d’un style parfois naïf, la perte de l’innocence chez deux jeunes filles confrontées à des choix politiques (agir ? rester ? se battre ?) son livre interroge aussi la place de l’individu et la liberté dans un groupe qui impose ses normes. Ainsi quand le jeune Yossef Dichter, seul rescapé de la Shoah de sa famille, pose sa candidature pour intégrer la structure. « Leur principal objectif, était de veiller à la pureté du groupe, de se préserver d’un individu à la peau fragile, qui parlait yiddish, incapable de supporter le dur labeur, et qui aurait besoin d’un traitement particulier. Ils n’avaient pas les moyens de faire du cas par cas », s’inquiète Vera, qui se sent d’instinct attirée par le garçon. La perplexité de Yaël Neeman n’est pas loin qui, dans Nous étions l’avenir, récit sur sa vie au kibboutz de 1960 à 1981, évoquait déjà ce « je » se dissolvant dans un « nous » collectif au profit d’une idéologie qui lui était étrangère.
Au récit de ces pionniers, Rachel Shalita superpose une réflexion sur le rôle de l’art dans la construction d’une histoire nationale. Les poèmes de Yossef doivent-ils se contenter de dire ses tourments intimes ou se mettre au service de la collectivité ? interroge-t-elle. Même chose pour la peinture de Véra, dont elle persiste à vouloir faire une oeuvre très personnelle, tandis qu’elle vit son histoire d’amour avec Yossef sur le mode fictionnel, à travers un livre de Romain Rolland. A travers Véra et Tsiona, deux âmes soeurs, aussi proches qu’étrangères, Rachel Shalita dresse un portrait juste et sensible du futur Etat israélien, morcelé dès avant sa naissance entre ses différentes composantes.
Comme deux soeurs, Rachel Shalita, traduit de l’hébreu par Gilles Rozier.
L’antilope, 344 p, 22,5 €.