J’étais tombé, il y a deux ans de ça, sur une page culture de Libération, qui annonçait les dix écrivains britanniques les plus prometteurs. La sélection était faite par une revue qui s’appelait Granta, dont je le concède, je n’avais jamais entendu parler. J’appris par la suite que Granta était vraisemblablement une des revues les plus prestigieuses au monde.
Deux ans passent et je repense à cet article. J’avais lu trois auteurs Granta, Robert Mc Liam Wilson, Adam Thirlwell et Tobby litt. Très prometteurs en effet. Et l’on ne savait rien en France ou quasiment rien, de ces auteurs de 25 30 ans censés représenter la littérature britannique de demain. Il y avait certainement de quoi éveiller notre pensée à leur contact. Mais que faire ? Ils ont chacun un livre, voire deux ou trois à leur actif, ça ne fait pas une oeuvre. Pas assez de matière pour un dossier. Puis me vint une idée « non casanière » comme disait George Steiner : Faire un dossier sur la littérature britannique à partir de ces jeunes écrivains Granta. Leur donner la parole sur la langue anglaise, et au-delà l’histoire britannique (il n’y a pas de langage écrit sans affiche disait Roland Barthes). Et même au-delà, l’idée nous est venue après, narcissiques que nous sommes, de les questionner sur leur rapport à la littérature française. Il s’agissait donc de faire un voyage littéraire en Angleterre, purement subjectif, à travers deux longs entretiens : avec Tobby Litt et Adam Thirlwell.
Je relisais du même coup Gérard Genette qui nous rappelle que l’entretien jouit d’un crédit bien plus grand que l’interview : « ?mené par un médiateur plus étroitement motivé, répondant à une fonction moins vulgarisatrice et promotionnelle, l’entretien a des lettres de noblesse plus prestigieuses que l’interview. » Je me souviens, et je ne sais pas être seul, comment J.L Borgès, dans ces très nombreuses discussions à travers le monde, me portait vers Hawthorne, Emerson, Henry James, Edgar Poe, Martin Buber? L’entretien a des vraies vertus, et Transfuge, à l’avenir, développera cette expérience. Il a raison, cependant, Alain Finkielkraut, quand il cite Béatrice Berlowitz et Vladimir Jankélévitch : « le magnétophone n’est rien d’autre que ?la misérable et exorbitante autorisation donnée par la technique d’échapper à la solitude du livre et à la responsabilité de l’écriture’». Il a raison, certes, et cette raison nous fait douter. Mais ne faut-il pas faire des concessions à l’esprit de notre époque. Qui est peut être un peu trop pressée, certes. Peut être un peu trop paresseuse aussi. Mais la société est têtue, il nous faut lâcher du leste.
En plus de ces entretiens, comme en écho, nous décidions de nous offrir quatre autres entrées sur la littérature britannique, une entrée XIXe siècle avec Thomas de Quincey, une entrée début XXeme siècle avec Virginia Woolf, une entrée contemporaine du côté de l’école de Glasgow, tenue par l’écrivain Alasdair Gray, et une autre du côté du maître de la science fiction anglaise, J.G Ballard.
C’est alors que Remix entra dans la danse. Remix, c’est cette revue qui a eu cette excellente idée : commander 5 nouvelles à des écrivains, qui sont chacune d’entre elles remixées, réécrites, par 10 écrivains. Bref, un exercice de style. Quand je parlais de mon projet de dossier d’entretiens avec la nouvelle génération d’écrivains britanniques à Charles Pépin, Guillaume Allary et Mickaël Sebban, il nous est apparu comme une évidence que Remix et Transfuge pouvaient être partenaires. Moi, l’idée d’avoir des textes en complément de notre dossier me réjouissait car Transfuge, par définition, critique, interprète, quête le sens, et par conséquent, s’éloigne du texte d’origine, trahit.
C’était donc l’occasion pour Transfuge d’obéir une fois de plus au maître Borges et de désobéir à nos anciens maîtres d’école qui nous disaient toujours : « Ayez l’esprit critique ». Critiquer, c’était être intelligent. C’était donc l’occasion de revenir aux textes, au plaisir essentiel que produit chez le lecteur un texte, à l’émerveillement, à la simple admiration du beau, sans la coupe analytique de la raison qui nuit au très agréable état songeur où la lecture nous plonge. Retrouver le goût de l’éphémère aurait dit Jacques Chardonne. Borges autrement, confiait à ses étudiants de Harvard, à propos d’un poète grec d’Alexandrie : « Il écrit : ?Le lion de la triple nuit’, une expression poétique d’une grande force, me semble-t-il. En regardant les notes de l’édition, j’ai découvert que ce lion, c’était Hercule, et que Jupiter avait conçu Hercule au cours d’une nuit qui avait une durée triple de la normale, afin que la jouissance du Dieu fût de belle ampleur. L’explication ne nous apporte rien, en fait elle risque de faire du tort au poème. Elle nous apprend un détail anecdotique insignifiant, et en même temps appauvrit la merveilleuse énigme, ?Le lion de la triple nuit’. L’énigme devrait suffire. Nous n’avons nul besoin de la déchiffrer. Elle est là, doit rester là. »
George Steiner ne dit pas autre chose quand il cite l’anecdote de Schumann qui a composé une étude difficile : « Ses élèves lui demandent : ? Maître, pouvez-vous expliquer ?’ Il répond oui et rejoue l’étude car c’est visiblement la meilleure façon de commenter la musique. »
Il faudra donc lire, en plus de Transfuge, les textes de Remix, d’auteurs français et anglais vraiment talentieux : Tobby Litt, AL Kennedy, Adam Thirlwell, et aussi Rachel Seffert et Dhan Rhodes, sont remixés par Gaëlle Obiegly, Arnaud Cathrine, Clémence Boulouque, Benjamin Berton, François Begaudeau, Faiza Guene, Hubert Prolongeau, Chloé Delaume, Benoit Reiss, Régis Clinquart.
Entre éveil de la pensée et sommeil de la raison, bonne lecture.