A quoi ressemblerait un De l’amour ultracontemporain ? Sans doute à cette expo qui se tient à la galerie Charlot. Tour d’horizon (virtuel) en compagnie de la commissaire, Valentina Peri.
Le « nouvel amour » rimbaldien a un visage. Ou plutôt, il en a mille – toutes ces identités projetées, fugitives, factices qui se dessinent et se redessinent au gré des réseaux de l’ère numérique. Un visage ? Même pas, peut-être simplement des cascades de chiffres et de codes – des algorithmes. A moins qu’on ne puisse lui prêter celui d’une allégorie, celle de la Liberté, tant cette démultiplication des possibles amoureux fait d’Internet un vaste terrain, de jeux, d’expériences, où s’inventent et se réinventent les modalités de notre vie sentimentale et érotique 2.0. Fascination pour les figures canoniques de l’Art, le grand, celui qui a une majuscule, dont on réplique les poses devant sa webcam (Webcam Venus, d’Addie Wagenknecht et Pablo Garcia) ; trouble pétrifiant, comme si on se retrouvait face à une (ou plutôt cinq) Méduses(s), devant le quintette d’écran de !Mediengruppe Bitnik, qui démultiplie le visage factice d’un « bot » qui nous invite à parler, et plus si affinités ; oeil littéralement exorbité, solitaire, flottant entre quatre murs tapissés d’image de pornos en train de se désagréger (Peeping Tom de Thomas Israel)… chacune des pièces de l’expo Data Dating est ainsi un avatar de ce nouvel amour mutant… et une pierre de touche pour tenter d’en saisir la nature élusive. Une question dont Valentina Peri, directrice adjointe de la galerie Charlot, cherche à cartographier les réfractions dans l’art contemporain.
Data Dating a des résonances avec une autre exposition, 123 Data, qui se tient en ce moment à la fondation EDF, sans oublier Artistes & Robots, au Grand palais. Un certain air du temps ?
Cette exposition coïncide en effet avec celle de la fondation EDF, et Artistes et Robots au Grand Palais dans laquelle étaient présentées les oeuvres de certains artistes de la Galerie Charlot, Manfred Mohr et Laurent Mignonneau & Christa Sommerer mais c’est depuis des années le domaine de prédilection de la galerie Charlot. On est très heureux de constater la place ainsi donnée à l’art qui réfléchit à la science, à la technologie, et plus largement à l’information. Les artistes que je suis depuis des années travaillent sur Internet ou y ont recours comme à une matière première. Il est impossible aujourd’hui de parler de la société sans évoquer ce qui est partie intégrante de notre vie en 2018. Et l’intérêt pour le versant des relations amoureuses tient à mon histoire personnelle, puisque je vis dans le monde contemporain, suis face à ces phénomènes contemporains qui sont vraiment massifs – qu’on pense aux millions d’utilisateurs des sites de rencontres ! On parle beaucoup des réseaux sociaux, de l’information, mais je voulais me pencher sur la façon dont ça se répercutait sur l’amour et la gestion des rapports sentimentaux. Je me suis inscrite sur bon nombre de sites, sans forcément les utiliser, mais pour observer leur fonctionnement. Chaque site est un monde différent, les algorithmes ne sont pas les mêmes.
Une démarche qui s’appuie sur aussi sur une réflexion anthropologique ou sociologique ?
J’ai une formation d’anthropologue au départ. Dans ma façon de construire des expositions, je ne sélectionne pas seulement les oeuvres sur des critères esthétiques. Là, c’est plus d’un an de travail au cours duquel j’ai beaucoup lu, au carrefour de la sociologie, de l’économie… Je pense par exemple à Aron Ben Ze’ev, qui est le recteur de l’université de Haïfa et auteur de l’ouvrage Love Online, Lauren Rosewarne, chercheuse australienne qui analyse les liens entre intimité et Internet, ou encore Eva Illiouz, qui réfléchit autour de la relation amour et capitalisme (Consuming the Romantic Utopia)… Bref, un spectre assez large…
Que l’exposition s’efforce de couvrir au plus large. On est frappés par la variété des médiums, des points de vue…
Chacune des oeuvres choisies évoque un aspect de cette constellation du « dating » et de l’amour en ligne. Ainsi Olga Fedorova s’intéresse aux rapports dits « non vanilla », au bondage par exemple. Antoine Schmitt, lui, se pose la question de l’intelligence artificielle et de l’amour, cet amour avec lequel on peut communiquer sur un clavier et qui est toujours là… Adam Basanta s’intéresse aux rapports à distance, à la façon dont le téléphone renforce ces liens, ou, au contraire, les réduit à néant, le téléphone devenant un outil sentimental, ou sexuel. Chez Jeroen van Loon, il y a cet immense coeur qui en renferme de plus petits – de petits écrans LCD en forme de coeur. Mais c’est une façon pour lui d’évoquer le « cyberbullying » – j’ai gardé le terme anglais, celui de « harcèlement » ne correspondant pas tout à fait – ou comment on peut se dissimuler derrière un écran pour envoyer des messages d’une violence effroyable.
Ce rapport à l’occultation, à ce qui est vu et caché, on le retrouve aussi dans cette oeuvre de Tom Galle et Moises Sanabria, qui montre un couple s’enlaçant, mais où chacun est chaussé de lunettes de réalité virtuelle…
Oui, c’est VR Hug, de Tom Galle et Moises Sanabria, c’est un peu l’icône de l’exposition, qui aborde l’idée de dématérialisation du monde, et j’aime bien cette idée que, cherchant à s’accrocher l’un à l’autre, ils cherchent un ancrage au réel…
Oui, mais ils ne se voient pas…
On peut le voir ainsi aussi, être là mais être ailleurs… Mais il s’agit plus pour moi d’un amour aveugle (en référence aux Amants de Magritte), au sens où on va vers quelque chose dont on a besoin, une recherche du corps dans un monde de plus en plus dématérialisé. J’aime la fragilité que cette image communique : on vient d’une tradition de l’amour romantique, forgée par la littérature, le cinéma, et cette forme est en train d’évoluer aujourd’hui.
Ce qui appelle corollairement une autre question, presque morale celle-là, celle de votre point de vue. Cette évolution que vous chroniquez par le truchement de l’expo, c’est quelque chose qui vous inquiète ? Ou une extension salutaire du domaine des possibles amoureux ?
Le texte de présentation de l’exposition multiplie les questions, car je ne pense pas, moi-même, être arrivée à une réponse. Les nouveaux « scripts sexuels », les nouveaux codes que l’on apprend : si ces évolutions vont dans le sens d’une plus grande liberté sexuelle, d’un affaiblissement des tabous, ça me paraît absolument positif et aller dans le sens d’une émancipation. De rapports au corps moins déterminés, d’ouverture aux minorités sexuelles… Mais il y a un pan dystopique. Cette ouverture est facilitée par les sites de rencontre, mais toutes les données collectées sur ce site, comment vont-elles être utilisées à un moment donné ? Je pense par exemple à Ashley Madison, ce site de rencontre canadien dédié aux relations extraconjugales, évoqué par l’installation de !Mediengruppe Bitnik, et qui a été hacké, et dont des données privées ont été divulguées. Un acte qui a entraîné des conséquences assez importantes pour les utilisateurs du site… La question évoquée par le mot « Data » du titre de l’exposition est la suivante: comment les gestionnaires de ces sites vont-ils utiliser les données?