Voici notre quatorzième rentrée littéraire, et un constat qui persiste : le roman qui intègre la pensée se fait rare. Si les années soixante, soixante-dix marquaient en France la grande symbiose du roman et de la philosophie, Tel Quel, Change, Critique étant les revues emblématique de cette apothéose, les années quatre-vingt allaient ouvrir une époque qui se poursuit aujourd’hui : le retour au romanesque. Raconter des histoires redevenait prioritaire. Notre époque pense-t-elle encore ? se demande Nietzsche. Oh bien sûr, ça continue à penser, pensouiller devrais-je dire. Prenons le roman du sympathique Thomas B. Reverdy de cette rentrée, L’Hiver du mécontentement, qui du Monde diplo et de Mediapart fait un roman. Là où ces journaux militants font leur job, monde binaire où un monde bon (classe populaire) affronte un monde mauvais (classe dirigeante), Reverdy fait mal le sien : le roman est trop prévisible pour nous intéresser. Les énergies contradictoires de la société comme dirait Jean-François Bizot, n’apparaissent jamais dans ce livre tract. Que penser d’une formule aussi lapidaire et simplificatrice que : « Le Do it yourself (punk)deviendra le Just do it (capitaliste)» ?
Jones le musicien licencié et Candice la livreuse comédienne, emportent évidemment notre adhésion. Face à eux, le diable : Margaret Thatcher. Sa première apparition est emblématique du livre. Oh qu’elle est méchante : « un mépris profond dans son regard (…) une haine farouche et totale pour tout ce qui pourrait ressembler à de la faiblesse. C’est la haine des forts. » Et il fait dire à Satan : « Personne ne se souviendrait du bon Samaritain s’il n’avait eu que de bonnes intentions, il avait de l’argent aussi.» Son militantisme lui empêche de voir les subtilités et ruses du capitalisme. Il suffit de taper « Thatcher» sur Internet pour voir des photos d’elle au sourire charmeur et au regard tendre. Reverdy nous fait bien comprendre que Thatcher= Macron. Hélas, j’ai déjà lu ça mille fois dans la presse de gauche. Le roman singe un Zeitgeist de gauche. Alors que faire, comme dirait Lénine, pour éviter la littérature comme objet de propagande ? Le romancier assène au lieu d’interroger, de multiplier les couleurs, les possibles, les hypothèses. Ennui et endormissement assurés. Ajoutons qu’à l’inverse un roman frontalement pro-capitaliste serait tout aussi risible, critiquable et ennuyeux.
Qu’entend-on par roman qui pense ? Kundera répond à cette question : « La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout. »
Il nous est apparu deux livres qui questionnent à tout : celui de Nicole Krauss, qui est en couverture ce mois, Forêt obscure ; et le tome X de Dernier Royaume, de Pascal Quignard. Nicole Krauss dont il faut bien l’avouer, je ne suivais le travail que de loin, dont les romans précédents me laissaient un peu sceptique, signe là un grand roman. Rarement Israël aurait eu le droit à un portrait métaphysique aussi halluciné. Le roman alterne à la Philip Roth, des phases narratives et des phases réflexives. Si les parties narratives ne sont pas (encore) aussi puissantes que celles de Roth-on sent qu’elle se bat contre elle-même pour inscrire son roman dans un monde physique- les parties réflexives sont réussies. La narratrice cherche inlassablement à comprendre. La pensée inquiète de la narratrice s’emballe, en passant notamment par le Talmud. Un cerveau qui s’emballe à ce point que la mécanique rationaliste frise la folie et l’on se retrouve chez Saul Bellow. Si Krauss est cérébrale, son imagination n’est pas en reste et foisonne d’inventions. Elle est un écrivain à palette très large. Quant à Pascal Quignard, dans ce tome X de Dernier Royaume, il continue sa quête philosophico-poétique de la vérité. Dans cette nonfiction, il livre ses pensées sur la mort, le sexe, la joie, la souffrance, etc. en passant par Pline l’Ancien, Cao Xueqin, Richelieu, le regard des félins, l’archaïsme, Chardin, Jérusalem, Rome. Son livre est un creuset de la culture occidentale et réenchante notre vieux monde souvent maladroit et honteux, qui en a bien besoin.