Dans la nouvelle garde du documentaire, il est le réalisateur le plus génial : Wang Bing, qui fait notre couv ce mois-ci. On l’avait découvert par son docu A l’ouest des rails en 2004, 551 minutes pour nous raconter la vie d’une usine sur le déclin au début des années deux mille, au nord de la Chine, à Shenyang. J’avais ensuite vu les Trois soeurs du Yunnan en 2014, docu de 153 minutes où il suit pas à pas, avec patience, la vie de ces soeurs vivant dans une extrême pauvreté rurale. Puis l’année suivante on avait pu voir A la folie, 227 minutes où Wang Bing passe trois mois dans un asile psychiatrique du Yunnan, et laisse tourner la caméra pour saisir dans la durée, l’évolution des patients. Il revient aujourd’hui avec un docu monstre, de 495 minutes, plus dans une veine lanzmanienne. Avec Les Ames mortes, on quitte l’ultra-contemporain, pour aller chercher des témoignages de survivants du camp de rééducation de Jiabiangou, sous l’ère Mao. Là encore, le génie de Wang Bing est d’appliquer sa méthode d’effacement de l’auteur, il se retire au profit des témoins, comme il se retire, dans ses autres docus, au profit des images. Wang Bing est un fantôme, il est là sans être là, honneur au réel et non à l’artiste. Ce qui est d’ailleurs une différence avec Lanzmann, plus directif et présent dans ses entretiens de Shoah. Sur les années noires du maoïsme, Les Ames mortes est d’ores et déjà essentiel.
Un très grand livre ouvre nos pages littérature, Les Frères Lehman, de l’Italien Stefano Massini. Qui n’a pas en tête ces images de la faillite de la célèbre banque new-yorkaise, en 2008, des employés portant leurs affaires dans des cartons, sortant du building ? Près de huit cents pages pour nous compter l’épopée de la famille Lehman, du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Une histoire formidable du capitalisme et de la finance. J’évite en général le genre saga, devenu le genre le plus ringard de la littérature. Genre devenu aussi pénible que le biopic au cinéma. Mais Massini le renouvelle de manière assez extraordinaire, en vers. Que permet le vers ? Ce que la poésie autorise. Contrairement à la production majoritaire pour laquelle l’archive est devenue la reine des lettres, ici l’auteur s’en affranchit. Ce n’est pas que Massini n’a pas lu de très nombreux ouvrages sur l’économie ; ce n’est pas qu’il ne s’est pas informé de manière précise sur l’histoire de cette famille légendaire. Mais Massini a décidé à contre-courant, d’alléger, de biffer, de faire comme s’il n’y avait eu aucune recherche préalable. Résultat ? Le lecteur comble les trous, s’active, imagine, invente, pense, divague. Immense liberté du lecteur ! L’exacte inverse du romancier qui cherche à enfermer son lecteur dans ses importantes recherches, finissant par plomber l’ambiance, nous enferrant dans un réel que nous n’avons pas choisi. Ce n’est pas tout. Massini vient de la scène, et il introduit dans le roman des réflexes de dramaturge : importance de la gestuelle et de la mise en scène. Quel effet ? Effet de réel bien sûr, des personnages vivants, palpables. Des corps en mouvement.
En scène, justement. Stockhausen. Comment ne pas ouvrir nos pages sur cet événement musical tout à fait extraordinaire qu’est Donnerstag aus Licht sur une scène française ? Comment ne pas parler en profondeur d’un des hommes qui eut le plus d’influence sur la musique de la fin du XXe siècle, et de notre siècle ? Stockhausen n’a-t-il pas influencé un des groupes les plus mythiques de l’histoire du rock, Can, qui lui-même influença des groupes non moins cultes comme Sonic Youth, PiL ou encore un Johnny Rotten ? Sans parler de l’influence du génie allemand sur l’électro, le rap, le dub, la drum and bass, et sur, of course, les deux gars de Düsseldorf, Kraftwerk. C’est à l’Opéra-Comique, qui ces temps-ci se fait plus contemporain que jamais, que vous pourrez voir le premier opéra de Stockhausen, écrit entre 1977 et 1980. Un opéra aux audaces formelles fortes, et très intime, autour de son enfance sous la période nazie. Côté art, un street artist américain a attiré notre attention, Mark Jenkins. Star internationale, on pourra voir une partie de son travail à la galerie Magda Danysz à Paris. Dans cette veine hyperréaliste, se situant entre un Ron Mueck sans le côté grotesque et monumental, et un Duane Hanson sans la composante sociologique, Mark Jenkins creuse du côté de la figure du réprouvé, du marginal, de celui qui chute. Il nous a donné un long entretien exclusif. Retenez ce nom si vous ne le connaissiez pas, c’est un artiste capital. Enjoy !