J‘entends d’ici les rires des cyniques à la lecture du titre de notre couverture : « La culture sauvera l’Europe ». La culture n’a jamais rien sauvé, voyons, pauvres naïfs. Le cynique est le plus souvent du côté du désespoir, or on sait depuis Lacan qu’il n’y a rien à espérer du désespoir. Mais allons un peu dans leur sens et rions nous-mêmes de cette phrase de couverture. Souvenons-nous que Staline lisait sans cesse dans sa datcha au moment de la grande famine qu’il organisa au début des années trente et qui fit cinq millions de morts. Lénine aussi lisait beaucoup alors que le premier camp sur les îles Solovki se mettait en place. Nous savons aussi par le Journal de Goebbels que ce dernier aimait Goethe, Schiller, et qu’il écrivait lui même romans et poèmes. Oui, chers cyniques, la culture hélas n’a pas été un frein à la barbarie humaine, le XXe siècle l’a prouvé de manière frappante.
Il n’empêche. Qui nous dit que l’Europe n’est plus en guerre depuis 1945 grâce à la culture, aux artistes, aux écrivains, aux penseurs, qui inlassablement, de tribunes en livres, d’oeuvres d’art en conférences, instaurent un climat propice à la démocratie, à la tolérance, à la reconnaissance de l’altérité, et ne cessent de combattre ceux qui aimeraient revenir en des temps prémodernes, d’avant les Lumières, où le courage, la virilité, l’affrontement, la guerre, étaient les vertus cardinales de la société ? Rien en tout cas ne nous empêche de le penser.
En son coeur même, l’Europe démocratique est en danger. En Pologne, il y a quelques semaines, on a brûlé des livres sur la place publique, Harry Potter et Twilight. Le même pays a voté une loi visant à ôter toute responsabilité aux Polonais dans le massacre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Autre régression démocratique, l’interdiction de jouer à l’Opéra national de Hongrie Billy Elliot censé influencer les petits garçons dans le sens de l’homosexualité. On pourrait aussi évoquer ce qui s’est passé à Paris il y a quelques semaines, lorsqu’on a brûlé dix-sept kiosques à journaux quelques mois après que des journalistes furent tabassés. Des signes annonciateurs d’une apocalypse ?
L’Europe brûle, il faut la repenser, la refonder, la revitaliser. Pourquoi faut-il se battre pour que l’Europe demeure ? Parce qu’en son centre vit une des plus belles idées au monde, celle du cosmopolitisme. Cette idée entièrement européenne, fut portée par les sophistes et les stoïciens, par le christianisme de saint Augustin, puis par Erasme et les philosophes des Lumières. Une idée magnifique, qu’il y a unité de l’humanité, que les frontières et les origines des hommes ont une importance relative.
L’Europe d’aujourd’hui est le fruit naturel de cette longue histoire cosmopolite. Elle est une marche vers cette utopie universaliste. Qu’est ce que l’Europe, sinon une volonté de rompre avec cette illusion persistante et si forte aujourd’hui d’appartenance ? Qu’est ce que l’Europe, sinon une proposition d’affranchissement de l’individu face à la « dictature des identités » selon l’expression de Laurent Dubreuil, face à ces déterminismes qui nous rangent dans des catégories, qui si elles sont nécessaires à des fins d’émancipation, n’en restent pas moins de plus en plus asphyxiantes (homme blanc, femme, juif, Noir, LGBT etc.). Qu’est-ce que l’Europe, sinon une envie de désaprouver les liens du sol et du sang ? Se revendiquer individu européen, c’est dire non à l’idée d’enracinement, c’est dire non à l’idée nationaliste barrésienne, c’est dire non au sociologisme des bourdieusiens vitupérants et coléreux tels Mélenchon ou Ruffin.
Cet esprit européen ne se réalisera pas à travers la technocratie bruxelloise. Si le grand rêve de Jean Monnet d’une Europe dirigée par des technocrates a ses vertus (éviter tout culte du chef, sens du compromis) mais aussi ses défauts (le rôle des lobbies semble monstrueux), si ce grand rêve est nécessaire, il est insuffisant pour que nous nous sentions européens. Si je suis d’accord avec l’idée exprimée par Serge Kaganski dans sa chronique du mois dans Transfuge, selon laquelle il faut remettre de la verticalité dans une société dorénavant trop horizontale, je le suis moins pour la construction de l’identité européenne : il y a un manque évident d’horizontalité. Et les artistes sont aux premiers rangs pour redonner un peu de souffle à ce besoin d’Europe. C’est pourquoi Transfuge s’est associé à l’initiative de la Fondation Cartier qui avec cette exposition Jeunes artistes en Europe, Les Métamorphoses, fait le pari qu’il existe un art européen. Le pari qu’au-delà de leurs singularités, ce qui relie ces artistes d’Europe est plus fort que ce qui les oppose. Même idée au coeur du festival Chantiers d’Europe, iniative du Théâtre de la Ville auquel Transfuge consacre un long dossier…
Alors la culture ne sauvera peut-être pas l’Europe, mais elle peut largement contribuer à son épanouissement.