À l’heure où la question « femme » se repose avec acuité et visibilité, de manière pour certains militante, pour d’autres de manière intelligente, il n’est pas inintéressant de lire le livre d’Ivan Jablonka, Des hommes justes. Il retrace l’histoire du patriarcat, histoire accablante pour les hommes. Les hommes ont très mal traité les femmes pendant des siècles, c’est injustifiable. Le féminisme est légitime. Il a permis à des millions de femmes de s’émanciper et de vivre peu à peu à l’égal des hommes. Jablonka a donc raison de nous rappeler cette histoire-là.
Mais le livre irrite, surtout à la lecture de son introduction. En surplomb, il pose la double question qui aiguillera son livre : « comment les hommes se comportent, comment les hommes devraient se comporter » ? On comprend vite que le professeur Jablonka va nous faire une leçon de morale. Et quoi de plus désagréable que de recevoir bêtement comme un enfant la parole du maître ? L’infantilisation est une forme de violence, Ivan Jablonka, vous qui dites détester la violence. Le fouet n’est jamais très loin. Les redresseurs de torts ont toujours à voir avec la police. Pensez-vous sincèrement que vous allez réussir à changer ce que vous supposez nos habitudes, à la schlague ? Relisez Platon, le dialogue d’égal à égal, l’art de la contradiction, le questionnement, le doute, le tâtonnement, la modestie dans son approche de ses sujets, tant de manières de procéder qui changent avec délicatesse notre vision du monde.
Un autre point contestable dans cette introduction : votre façon de réduire les hommes à quelques attributs, évidemment négatifs. N’écrivez-vous pas qu’aujourd’hui, « l’horizon des femmes s’est incroyablement élargi ; pas celui des hommes, qui ne se sont pas défaits de leurs habitudes ; commander, être servis. » Pourquoi une telle caricature des hommes qui ont pourtant tant changé en un siècle ? Quelle vision archaïque ! Et comment bien prendre cette agression qui réduit mon identité d’homme à si peu de choses, alors que je me sens au fond, si complexe et contradictoire ? Je le répète, on ne peut faire changer quelqu’un à coups de bâton. Ça ne marche jamais. Relisez Platon, Ivan Jablonka, relisez Platon.
Puis ce livre est en retard. La grande question que se poseraient aujourd’hui les hommes, serait celle de la « sortie de la virilité obligatoire ». Mais qui nous oblige aujourd’hui à être plus viril que jamais ? D’où vient cette idée « d’obligation » qui semble à Jablonka fondatrice de nos comportements ? Où a-t-il vu ça ? Au contraire, la société occidentale ne cesse-t-elle pas de dire depuis des décennies, que le temps des gros bras est révolu ? C’est ce diagnostic faussé qui rend ce livre assez caduc (sauf à l’épilogue où un dialogue intéressant avec lui-même s’instaure, mais il arrive si tard !). En réalité, la question passionnante est de savoir ce que font les femmes maintenant qu’elles détiennent une partie du pouvoir ? Oui, qu’en font-elles ? Qu’en feront-elles ? Vont-elles mimer les hommes ou en faire autre chose ? Vont-elles en faire bon usage, ou vont-elles le pervertir ? En jouiront-elles de la même façon que les hommes ? Vont-elles mener l’humanité ailleurs ? Pour le meilleur, ou pour le pire ? Tant de questions irrésolues et qui mériteraient étude.
Siri Hustvedt, qui fait la couv de Transfuge, atteint elle le coeur des hommes. Avec ce roman, Souvenirs de l’avenir, elle s’adresse à ses lecteurs par le biais d’une histoire. Le « Tu me raconteras » juif fonctionne parfaitement pour nous faire correctement penser. Je ne me sens jamais visé, pris pour cible dans cette manière indirecte, ineffable de traiter du féminisme. Hustvedt nous raconte l’histoire de la fabrication d’une jeune intellectuelle new-yorkaise dans les années quatre-vingt, confrontée à des hommes qui ne la prennent pas au sérieux car elle est une femme, et qu’elle est très belle. Une construction intérieure donc, de ce personnage avec lequel nous allons vivre en empathie pendant près de quatre cents pages. J’ai compris grâce à cette romancière les difficultés qu’une femme a pu rencontrer face à des hommes sûrs de leur pouvoir intellectuel ancestral. L’ancestral donne confiance. Le livre m’a d’ailleurs ouvert sur des questions plus universelles : peut-on dialoguer avec quelqu’un sans vouloir gagner la partie à la fin ? Doit-on dialoguer pour convaincre l’autre ? Convaincre l’autre est-il une prise de pouvoir ?
Une bonne oeuvre ouvre sur des questionnements. Siri Hustvedt propose un féminisme dialectique, pris dans le flux de la vie, où désir, rejet, accident, déterminisme, pulsions contradictoires s’entremêlent, là où Jablonka s’enferre dans une paresseuse et dogmatique équation Dominant/Dominé. Qu’il se souvienne, Ivan Jablonka, de ce que dit le Talmud sur ce genre d’équation trop rationnelle et commode pour dire vrai. Qu’il se souvienne qu’une équation, c’est-à-dire un calcul, est l’inverse d’une pensée vivante. Heidegger écrivait que la pensée vivante ne doit pas être systémique. Elle est source de joie vitale, là où se nichent des changements possibles.