Il m’est arrivé par la boîte aux lettres un roman d’un certain David Dufresne. Titre du livre, Dernière sommation. Il m’est revenu à l’esprit qu’il s’agissait de ce journaliste très médiatisé pendant la crise des Gilets Jaunes, qui signalait, acte après acte, leurs coups et blessures.
Le roman est intéressant car il permet d’observer ce qui se trame dans le cerveau d’un militant d’extrême gauche. Un trait caractérise un certain nombre d’entre eux, une pulsion adolescente inassouvie, trait dont j’avais fait l’hypothèse pendant les émeutes. Plusieurs fois le livre le prouve. Ce Dardel, journaliste freelance suivant les émeutes, double de l’auteur, n’écrit-il pas sur sa passion de Twitter : « Sa dépendance était sa façon (…) stupide et parfaite, de rester raccord avec les idéaux punks rocks de ses 17 ans. » Le libertaire Dufresne ne semble pas vouloir mûrir, signe à ses yeux non pas de possibilité de gagner en nuance mais plutôt signe d’embourgeoisement.
Ce en quoi il est de son époque, lui qui la déteste, car comme le dit Pascal Bruckner dans son très beau livre Une brève éternité, à l’inverse de la philosophie platonicienne qui avançait que l’échelle des savoirs devait suivre celle des âges, et qu’à cinquante ans il pouvait enfin contempler le Bien, le mûrissement d’un homme n’est plus aujourd’hui que le signe d’un pourrissement. Plus loin, Dardel dit n’aimer que « les ruines ». Au nom de valeurs absolues, la lutte des classes, le romantique révolutionnaire adolescent aime la guerre civile, la décomposition de la société. Bref, il aime de tout son coeur les Gilets Jaunes. P. 72, Dardel consigne toutes les entorses au règlement de la police. Et devinez quoi ? Il est comme « un enfant fier de son coup, seul contre tous ». D’adolescent on est même repassé à la toute-puissance de l’enfant ! P. 121, Vicky, Gilette Jaune anticapitaliste, sort une bombe de peinture devant le Fouquet’s, et devinez quoi ? « Elle prit son temps pour réfléchir et dessinez les lettres délicates de l’émeute, des lettres déliées, rondes, presque enfantines : C’EST FOU-QUETS ! » N’est-il pas non plus une pensée enfantine, que de voir le monde divisé entre « eux » et « nous » ? Les méchants policiers et les gentils Gilets Jaunes… Dmitri Pissarev avait déjà constaté que les plus grands fanatiques étaient les jeunes gens. La nouveauté est que s’ajoutent à ces jeunes gens des vieux jeunes comme David Dufresne. Adolescence du militantisme incapable d’embrasser le réel dans son ambivalence. Une cécité volontaire qui empêche de prendre en compte l’ensemble d’une situation donnée. On peut s’attrister du nombre de blessés Gilets jaunes, et un certain nombre d’entre eux ne méritaient pas ce qui leur est arrivé ; on peut déplorer, s’interroger sur la violence proportionnelle ou pas, des forces de police face aux assauts des émeutiers ; on peut comprendre le désarroi d’une population désorientée qui mérite comme n’importe quel Européen de mener une vie bonne. Mais pourquoi ne jamais mentionner que si les forces de l’ordre ont pu faire preuve de violence, c’est que parmi ces Gilets Jaunes, le recours à la violence contre la police devint la norme ? On a tous vu ces images d’émeutiers se lancer à corps perdus sur les cordons de CRS. L’État n’est pas devenu violent seul, ex nihilo. Alors pourquoi cet angle mort ? Hélas, le militantisme gauchiste n’a qu’un oeil, cyclope brutal aveuglé par son dogmatisme. Le militantisme gauchiste ment sur le réel par omission. Il y a le camp du Bien et le camp du Mal, point final. Paresse et confort intellectuel assurés. Le gauchisme ou la défaite de la pensée. Obsédé par la justice pour le « peuple » à l’exception de toutes les autres couches de la société, mais oublieux que la pensée est recherche de justesse. Oublieux de ce que nous enseigne Camus, de « l’intransigeante exigence de la mesure » ; oublieux que la révolte, car il est un devoir d’être révolté devant les injustices du monde, n’est pas simplement la révolte de l’esclave contre le maître, mais aussi une révolte de « l’homme contre le monde du maître et de l’esclave ». Le juste complexifie là où le gauchiste se replie dans son univers clos et falsifié.
On lira plutôt avec intérêt le livre de conversations des humanistes Fernand von Schirach et Alexander Kluge, La chaleur de la raison, d’une hauteur de vue incomparable. Le choix même du dialogue comme structure du livre en dit long sur les deux hommes, où l’un n’a jamais plus raison que l’autre, relativisme humaniste oblige. Où de nombreuses intuitions raisonnées nous remplissent de joie. Un exemple ? A l’inverse des marxistes naviguant entre rage et nihilisme, von Schirach pense possible une humanité aimante : « Ce qui nous est propre c’est le ‘malgré tout’. Malgré l’intrication terrestre, malgré le fait que nous soyons mortels, malgré toute la malveillance, nous sommes capables d’aimer nos prochains ». Un autre exemple ? Alexander Kluge se demande pourquoi nous avons tant besoin de vivre ensemble alors que nous avons tant de mal à nous entendre. Sa réponse est merveilleuse, « le cosmos est froid et probablement indifférent à notre sort. C’est la raison de la chaleur humaine. »