Le 15 janvier, je prends un verre pour fêter la nouvelle année 2020, avec deux amis Gaétan et Fabrice, rue Edouard VII. La discussion roule vite sur l’affaire Matzneff. Fabrice et moi-même encensons le livre de Vanessa Springora, Le consentement, livre subtil défendu dans le Transfuge du mois dernier. Nous nous accordons pour dire que le procès fait à l’homme, pour viol sur mineur, se justifie. En revanche, on est surpris que les livres aient été retirés de la vente. C’est une erreur, une atteinte à la liberté de l’art qui doit être absolue. Toute oeuvre doit se confronter à la question du mal, ou comme le dit Yannick Haenel, doit envisager ce qu’il y a « d’inhumain dans l’humain ». Sans les livres de Gabriel Matzneff, comment saurais-je que des individus malades se rendaient à Manille dans les années soixante-dix pour avoir des relations sexuelles avec des enfants ? Comment sans les livres de Gabriel Matzneff, pourrais-je avoir accès aux cerveaux de ces fous ? Si j’estime nauséabonde la pédophilie, la vie d’un pédophile m’intéresse ; sa vie psychique autant que sa vie physique. L’art existe pour nous faire passer derrière les portes de l’enfer ; pour nous donner à voir le monstre.
Nous décidons de quitter les lieux, direction une soirée à la Fontaine Gaillon, restaurant qui rouvre ses portes. Frédéric Beigbeder est aux platines, l’occasion d’échanger quelques mots avec lui. Je lui dis que son roman, L’homme qui pleure de rire, m’a plu. Surtout les chapitres les plus intimes, les plus sincères, les plus désespérés. Son angoisse de vieillir est aussi la nôtre, et il la raconte bien. Me reviennent en tête des mots très forts de Vladimir Jankélévitch : « oh temps suspends ton vol ! implore le poète. Mais il fait la sourde d’oreille le temps, et il suit son cours. Il le continue au contraire inexorablement, sans tenir nul compte de nos objurgations. » Toujours aussi aimable, il me remercie de ma lecture. J’ajoute amicalement que ses livres gagneraient à réduire les parties réflexives, où il me semble plus faible. Comme ce chapitre sur le rire chez Bergson… Il me répond , casque de DJ autour du cou, avec humilité, qu’il en a conscience, mais qu’il ne peut s’empêcher d’essayer de faire du Kundera. La discussion se poursuit inévitablement sur l’affaire Matzneff. On ne cesse de lui demander de faire son autocritique, à cause du prix Renaudot qui lui a été décerné, eu égard à leur relative proximité. Il me dit être excédé de devoir sans cesse s’excuser, comme sous la Chine maoïste… Je lui réponds avoir été sidéré par l’article fétide de Marc Weitzmann dans Le Monde, article où il dresse une liste noire de complices présumés de Matzneff, sur laquelle le nom de Beigbeder figure. Marc Weitzmann est le genre d’individu qu’on aurait évité de croiser sous la Terreur… Beigbeder me dit ne pas comprendre la hargne qui motive un tel article. Je repense à ce qu’écrivait Victor Hugo dans Quatrevingt-treize, sur ces « âmes de tempête ». Sur ces hommes, incarné dans le livre par le personnage de Cimourdain, qui ont le goût du sang dans la bouche, qui ne se sentent à l’aise que respirant un air putrescent, qui ne croissent qu’en pleine guerre, qu’aux périodes des grands orages. Il me cite alors un tweet d’une critique littéraire : « De Moix à Matzneff, depuis six mois, le nom de Frédéric Beigbeder apparaît dans toutes les sales affaires de Saint-Germain des Prés. On en parle ? » Hier, sous la Terreur à Paris, on pouvait voir des affichettes collées sur les murs de la ville, où apparaissaient des noms d’individus soupçonnés de complot contre la République. Sans preuves et sans enquête, bien sûr. Même principe avec les Dazibaos en Chine. Aujourd’hui ressurgit sous d’autres formes ce procédé de délation, par les réseaux sociaux. Car quelle ambition a cette journaliste, sinon faire choir Beigbeder, au motif vague que son nom apparaît souvent accolé à ces deux écrivains infréquentables ?
Heureusement pour lui qu’il n’a pas fréquenté Harvey Weinstein, le Faust d’Hollywood ! Je me demande alors dans quelle mesure #MeToo a influé sur les rapports entre les femmes et les hommes. Il m’apparaît probable que le lien s’est tendu d’un côté comme de l’autre, la méfiance est dorénavant la règle. La « volonté de révolution » (Michel Foucault), si puissante dans notre pays, finit par faire des dégâts.
J’observe maintenant la salle du restaurant, où les femmes et les hommes semblent vouloir s’amuser, échanger, se séduire. Se dégage un parfum d’hystérie joyeuse et d’apaisement, comme si #MeToo n’avait pas eu d’emprise, comme si la guerre des sexes n’avait pas lieu. Les liens entre les hommes et les femmes ne sont peut-être pas aussi abîmés que cela…
En repartant chez moi, je repense avec plaisir à une discussion que j’ai eue avec Arnaud Desplechin, qui s’efforce toujours de faire ressortir la part héroïque de ses personnages. Car c’est assez héroïque de vivre. À l’heure où le goût de la guillotine semble être l’esprit du temps, il est régénérant de penser à ce qu’il y a de glorieux dans l’existence.