Si la vérité commence avec les conversations comme pensait Bataille, il en est une qui est née il y a quelques jours, ou qui m’est apparue comme telle. Cette une, c’est qu’il faut réformer le prix Goncourt. En quoi faut-il que le prix Goncourt se réforme ? C’est une idée assez simple : il faut intégrer à la liste du Goncourt des romans étrangers. Faire une liste unique, de romans français, et étrangers. Pour désigner le meilleur roman de la rentrée. Il est en effet temps de réparer ce qui est à mes yeux un archaïsme, un conservatisme ou je ne sais quel autre isme. Avant tout un nationalisme. N’est-il pas surprenant que le prix littéraire le plus puissant de France, soit fermé aux étrangers ? Comme le Jockey Club est fermé à ceux qui n’en sont pas. Comme les frontières hongroises sont fermées aux migrants.
A-t-on crée le prix Goncourt pour désigner un excellent roman de la rentrée, ou pour venir en aide et subventionner l’industrie littéraire nationale ? Mais j’entends votre réponse : pourquoi, vous, à Transfuge, vous inquiétez-vous que le prix Goncourt soit interdit aux romans étrangers ? Peu vous importe, personne ne vous obligera à mettre le lauréat en couverture. Nous savons que les choses ne sont pas si simples. Le monde médiatico-littéraire pivote de facto autour du choix de ce jury. Et ce, bien avant que le prix soit annoncé. Quand la première liste du Goncourt tombe, vous pouvez être sûr que presse écrite, radio et télé commenteront, inviteront, portraituront, critiqueront les heureux élus. Or cette liste française n’est pas exclusivement composée de chefs-d’oeuvre, loin s’en faut. On parle beaucoup de Francois-Henri Désérable pour son Un certain M. Piekielny qui de l’avis général des personnes avec qui j’en ai discuté, des libraires et des critiques, est une petite chose anodine, si loin, si loin, de ce beau moment évoqué par Debord, où « se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. » On s’est bien demandé à Transfuge si nous n’allions pas traiter le livre pour en dire quelque chose, mais finalement à quoi bon se focaliser sur un livre dont la matière littéraire est si peu essentielle ? Sinon, à la limite, pour créer du lien avec les autres médias, avec le prix Goncourt, et par la force des choses avec mes amis, mon vieil oncle, ma boulangère et mon chien. Voilà comment fonctionne la littérature en France aujourd’hui, et voilà comment de grands romans étrangers mille fois plus puissants que 90 % de la sélection Goncourt, finissent à la trappe. Et voilà comment, in fine, notre provincialisme commence à faire de notre pays soi-disant littéraire une coquille pas loin d’être vide. Lisez Bakhita de Véronique Olmi et lisez l’autrichien Clemens Setz dont nous avons fait un long portrait dans le numéro précédent, et vous verrez à quel point la grande littérature se fabrique hors champ. C’est sur la qualité de ce dernier qu’il faudrait que les critiques s’écharpent. Lisez le roman de Zakhar Prilepine, L’Archipel des Solovki, en ouverture de nos pages littéraires de ce mois-ci, relecture par le roman de Soljenitsyne, sur la naissance du goulag, et lisez Brigitte Giraud. Que voulez-vous que nous fassions ? Mettre en une la deuxième parce qu’elle est sur la liste du Goncourt ? Précisons pour être juste, que deux romanciers français d’envergure ont figuré sur cette liste, Yannick Haenel et Patrick Deville qu’on aurait aimé voir mieux entourés.
Imagine-t-on le festival de Cannes se consacrer uniquement au cinéma français ? Quel appauvrissement ! Combien de réalisateurs étrangers de taille nous avons pu découvrir grâce à ce festival ? Rien que ces dernières années, Apichatpong Weerasethakul, Michael Haneke, Yorgos Lanthimos, Ruben Östlund pour la dernière Palme d’or. C’est grâce à la grande visibilité que Cannes permet que ces réalisateurs se sont ouverts à un large public. Pourquoi le prix Goncourt, l’équivalent de la Palme d’or du festival de Cannes pour la littérature, ne fait-il pas le même travail ? On pourrait aussi évoquer Avignon. Imagine t-on une seconde que l’ouverture du festival qui sacre un spectacle doive se faire chaque année par un metteur en scène français ? Qu’on l’interdise à Wajdi Mouawad au prétexte que sa prochaine pièce n’est pas jouée en français ? Il est temps, pour le monde littéraire français, d’entrer dans le XXIème siècle.