C’est une bien belle rentrée littéraire que cette rentrée française. Des premiers romans prometteurs, Loïc Merle par exemple, qui signe un livre assez exceptionnel, L’Esprit de l’ivresse (Actes Sud). Des confirmations avec François Bon et son Proust est une fiction (Seuil), une creative nonfiction (genre encore trop rare en France) parfaitement maîtrisée ; ou avec Philippe Vasset et sa Conjuration (Fayard), qui tente, aussi par la non fiction, de dessiner un Paris inédit. Thomas Clerc, de son côté, relit Perec, dans Intérieur (Gallimard), avec un certain brio.
Trois romans plus aboutis que les autres
Celui de Yannick Haenel, Les Renards pâles (Gallimard, L’infini). L’auteur, après son Jan Karski et sa plongée dans l’histoire, revient à notre monde contemporain. Un homme, Jean Deichel, décide de déserter notre société. Et participera à une révolution de sans-papiers. Si le style d’Haenel reste lyrique, il s’est allégé par rapport à l’excellent Cercle. Moins d’adjectifs rendent les phrases plus rapides. Si le livre est encore celui d’un esthète, il est aussi plus politique que ses précédents. Haenel s’est radicalisé, le roman prend la forme d’un manifeste, et il réfléchit comme il nous le dit dans le long entretien qu’il nous a accordé, sur le passage possible du Je au Nous. La révolution sera l’oeuvre notamment des sans-papiers, Haenel se rappelant sûrement de la phrase de Robbe-Grillet : « N’oubliez pas que ce sont toujours les étrangers qui préparent la révolution. » Low Life de Nicolas Klotz est de toute évidence une autre de ses inspirations sur ce sujet-là. Haenel fait partie de ces écrivains, comme Allen Ginsberg, pour qui la littérature est la recherche d’une nouvelle sagesse. Dans ce livre, elle devient action.
Celui de Tristan Garcia, Faber, le Destructeur (Gallimard). Garcia est un auteur que nous ne suivions pas à Transfuge. Nous n’avions par exemple pas été enthousiastes comme la majorité de la presse sur La Meilleure part des hommes, roman que nous avions jugé sociologisant. Là, il faut bien dire que Garcia nous a surpris. Certes, nous n’avons pas à faire un styliste de premier ordre. Garcia n’est un disciple ni de Céline, ni de Proust, ni de Joyce. Il se situe ailleurs. Il a une virtuosité, une intelligence du roman rares. L’exceptionnel de ce livre est la tension qu’il y a en permanence entre le roman à thèse qui se déploie (le déclassement des classes moyennes d’aujourd’hui) et les tentatives réussies de déjouer cette aspiration.
Par l’introduction dans le livre du roman de genre (polar) du film de genre (le fantastique), et par la construction, pas à pas, de vrais personnages, Faber donc, et ses amis Madeleine et Basile. Des personnages à la psychologie détaillée, replacés dans un contexte économique et sociologique précis mais pas écrasant. Enfin par l’humour, dans un passage extraordinaire où il nous lance sur une fausse piste, et où il explique au lecteur, point par point, son personnage principal. Cela, pour finir par dire que tout ça est de la foutaise. Le romancier, à ce moment-là, vient de liquider le philosophe (Garcia est docteur en philosophie). Et c’est justement cette guerre à laquelle se livre Garcia, entre sa part philosophique et sa part littéraire, qui fait de ce roman un livre puissant, original et très honnête, et dont le dispositif fonctionne à merveille.
Celui de Jean-Philippe Toussaint, Nue (Editions de Minuit). Dernier volet de sa tétralogie, le livre est un régal. Ni thèse ni sagesse dans ce livre, pour Toussaint la littérature n’est pas du côté de la recherche du sens. Il pourrait, comme Claude Simon dans son discours pour la réception du Nobel en 1985, citer Barthes : « Si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien, sauf qu’il est. »
On retrouve Marie rompant avec le narrateur dans ce roman sous influence robbe-grilletienne et proustienne (on pense à Albertine disparue). L’occasion pour Toussaint, comme il sait si bien le faire, de décrire de très belles scènes, sensuelles en diable : la scène de la robe emmiellée et celle de l’exposition, avec un jeu sur les points de vue remarquable. On parle de lui pour le prix Goncourt. Ce serait mérité.
Au prochain numéro, nous aborderons la rentrée littéraire étrangère. Il nous a paru en effet judicieux de séparer la française de l’étrangère pour mieux les traiter, pour leur accorder plus d’espace, tant les livres intéressants sont nombreux. En espérant que vous partagerez, chers lecteurs, notre allégresse.