A Cannes où il est venu cette année présenter cette version restaurée de son premier film La Vie de Château, Jean Paul Rappeneau a confié être sur le point de retourner un film. Avec moins de dix films réalisés en près de cinquante ans (parmi lesquels Tout Feu Tout Flamme, Cyrano, Les Mariés de L’an Deu, Le Sauvage), Rappeneau est décidément le plus lent des cinéastes français. Paradoxe qui fait que celui qui met des années à voir aboutir un projet soit aussi celui qui tourne les comédies les plus échevelées, tourbillonnantes, enlevées de notre patrimoine. A titre d’exemple donc ce coup de maître qu’il commença à écrire alors qu’il se baladait en Bretagne et découvrait par hasard une bâtisse où il imagina immédiatement l’action : soit les déboires d’un couple formé d’un vieux noble placide (Noiret) et d’une jolie fille pétillante et qui s’ennuie (Deneuve).
Sitôt vu son décor, sitôt aux manettes d’un script qu’il imagine comme une screwball comedy à la française, dont il imagine déjà les dialogues débités à la mitraillette par une Rosalind Russell échappée de La Dame du Vendredi de Hawks. Promptitude du cinéaste à écrire un script alors qu’il était en train de travailler sur plusieurs autres films pour les autres, dont le tout aussi azimuté L’Homme de Rio de De Broca. Vélocité à changer immédiatement de braquet face à la frilosité des producteurs qui temporisaient ses efforts, craignant l’échec de cet apprenti cinéaste. Mais le débutant, sans réfléchir, changer vite de braquet pour les convaincre en en s’associant avec un certain Claude Sautet et campant dès lors l’action en pleine France occupée. On raconte que l’association des deux zigs en cours d’écriture fut l’occasion de franches rigolades. Bientôt Boulanger vint y ajouter ses dialogues plein de sel. Enfin, quand ne pouvant obtenir la compagnie de François Dorléac, Rappeneau dégota en quelques jours et à la dérobée sa frangine, une certaine Catherine Deneuve, connue comme étant capable de débiter son texte à la vitesse d’un cheval au galop ou d’une fusée. Le cinéaste trouva donc l’interprète idéale à sa tornade faite film, déclarant même : « Cette blonde diaphane et immobile était un bulldozer. C’est la personne capable de dire le plus de mots dans le moins de secondes possibles tout en ne perdant pas une syllabe. »
Bref, la vitesse est le maître mot de La Vie de Château. Emportements délirants des évènements qui s’enchaînent sans temps morts : la déception de la vie conjugale, le coup de foudre avec le résistant campé par un génial et rare Henri Garcin (La Femme d’A Coté), l’engagement politique du père (merveilleux Pierre Brasseur), l’irruption bazardée des allemands qui occupent en deux plans trois mouvements l’auguste et vénérable demeure familiale, comme figée dans le temps, sous un soleil de chouans. Vitesse donc des évènements tragiques, de la révélation aux déceptions, de la consternation aux prises de décision. Seule la prise de conscience, l’irruption du courage chez le personnage veule joué par Philippe Noiret, prendra le temps entier du métrage. Soit 93 minutes exactement. Le temps d’une cavalcade de situations effrénées, d’un film qui en contient bien plus que n’importe quelle fresque ou feuilleton étalés sur des dizaines et des dizaines d’heures. Le temps d’une vie morale en somme, d’un pavé russe mais comme contenu en quelques minutes et que Rappeneau laisse filer à forces de situations toutes plus farfelues et rapides les unes que les autres. La Vie de Château, sous ses airs de comédie badine, est un poème extravagant sur le temps qui file, qui nous échappe. Et dont il faut incessamment, au plus vite, sans discourir, s’emparer. Pour en profiter.
La Vie de Château de Jean Paul Rappeneau (1966)
Avec Catherine Deneuve, Philippe Noiret, Henri Garcin, Pierre Brasseur
Les Acacias