La TEFAF de Maastricht, mastodonte des foires d’art où afflue toute la jet-set des collectionneurs, c’est en cette année 2020 d’abord une odeur. Celle, douceâtre et entêtante du gel hydroalcoolique, panacée anti-Coronavirus : marchands et galeristes se sont rarement autant frotté les mains, littéralement. Mais c’est surtout un autre parfum, celui de notre temps : depuis quelques années, le bastion des maîtres anciens soigne et consolide sa section moderne et contemporaine. D’où une bienheureuse schizophrénie chez le journaliste qui slalome, le jour du vernissage, entre les serveurs qui sillonnent les allées comme des estafettes empressées, rassasiant et étanchant la petite foule des chalands. Je savoure ainsi, avec la dévotion muette réservée aux musées, des pièces et des noms qui justifient l’ambitieux slogan de la manifestation (« 7 000 ans d’histoire de l’art ») : des Turner et des Constable chez les Londoniens de Lowell Libson & Jonny Yarker, héraut et référence sur les marchés de l’art britannique du XVII au XIXe siècle, ou encore Artemisia Gentileschi et Luca Signorelli, excusez du peu, chez le Parisien G. Sarti. Mais ce petit vertige que je ressens, où se mêlent révérence et légère stupeur, cède le pas, lorsque j’aborde la zone où l’art moderne et contemporain a pris ses quartiers, à une autre forme d’euphorie. Une espèce de légèreté souriante, irrévérencieuse. Non que les oeuvres soient futiles, tout au contraire, mais elles témoignent d’un salutaire esprit de jeu, elles qui sont adossées aux millénaires d’art qui les entourent et à cet héritage imposant qui pourrait être pesant.
Pygmalion
Est-ce un hasard si je commence par stationner devant un François Morellet (Tirets 0° 45° 90° 135°) de 1971, sur le stand de la Mayor Gallery de Londres ? Emiettement de l’image comme un puzzle passé dans un mixer psychédélique. Le ton, ludique, de la visite est donné, et le masque de carnaval qui cligne de l’oeil sur le Projet pour un monument à Leonardo da Vinci, de Max Ernst, une huile de 1957 chez Bailly Gallery (Paris, Genève) est comme une confirmation complice et facétieuse. Les papillotements optiques de Morellet et les angles cubistes de Max Ernst jouaient déjà avec notre perception. Mais le sculpteur belge Johan Creten (né en 1963) qu’on a pu voir chez Almine Rech franchit un cap supplémentaire. Son Wargame III – Wargame in green field, en grès émaillé, tient-il de la sculpture ou de la peinture ? Ces alvéoles sur fond vert de carte militaire sont-elles le quadrillage tactique d’un wargame, ou la vue de l’intérieur d’une ruche ? Et d’ailleurs, les linéaments de ces alvéoles ne sont-ils pas eux-mêmes faits de reproductions – des microsculptures – de corps d’abeilles ? Alors, que voit-on ? Des insectes ? Leur habitat ? Le plateau de jeu d’un cintré de reconstitutions militaires ? C’est indécidable et c’est tout le charme de l’oeuvre que d’introduire ainsi du jeu dans nos représentations. Chez Georges-Philippe et Nathalie Vallois, ces flottements atteignent à l’hallucination avec une oeuvre de l’icône de l’hyperréalisme US, John DeAndrea. Soit Christine I, une sculpture en bronze polychrome de 2011, dont le modelé, la carnation, les plis et les froissures de la chair, tout, jusqu’au système pileux, suscite cette inquiétante étrangeté qu’a dû ressentir Pygmalion en voyant vivre sa statue… L’animé et l’inanimé, l’artifice et le vivant, tout ça se confond allègrement. On passe chez Kamel Mennour qui fait les honneurs de son stand à des visiteurs tombés sous le charme hybride des arbres en résine et matière végétale de Ugo Rondinone. « Hybride », car on se demande tout à coup si le stand n’est pas devenu un site de land art, si on n’est pas passé de la TEFAF à un décor de pastorale. Pas de deux de la nature et de la culture, où chacun mène la danse et le jeu.
French cancan et Christ en sang
Je m’arrête un moment pour souffler, j’observe le ballet, modeste encore en ce jour de vernissage, des visiteurs. Habitués à l’élégance raffinée s’interdisant, Coronavirus obligeant, de claquer la bise aux galeristes qu’ils connaissent de longue main. Hommes pressés, l’oreille vissée au portable, laissant tomber des chiffres, ou connaisseurs bon enfant goûtant en hédonistes un tableau. Mais ma tentative de sociologie au doigt mouillé ne résiste pas longtemps à l’attrait des stands. La TEFAF n’est pas propice à l’amnésie en matière d’histoire de l’art. Rien d’étonnant dès lors si on est particulièrement sensible, dans cet environnement, à la façon dont les oeuvres se jouent des canons et des genres. Chez Max Hetzler (Paris, Londres), des Picabia accrochés en rang montrent comment l’homme a su déplacer le curseur de la figuration réaliste. Voici une oeuvre sans titre du début des années trente : visages et corps sont parcourus d’ondes, de stries évoquant des lignes de niveau ou les anneaux d’un bois, qui semblent décomposer les personnages. Mais vers 1942, 1943, c’est une Danseuse de French-Cancan sidérante de réalisme, qui aurait pu sortir de l’atelier d’un grand maître du XIXe. Chez Patrice Trigano, ce ne sont plus les conventions de la représentation réaliste, mais les codes de l’iconographie religieuse que brouille Carolein Smit. La sculptrice néerlandaise (née en 1960) reprend avec son Man of Sorrow (2 011) en céramique émaillée, la figure du Christ souffrant, sanglant. Mais un Christ hémophile, submergé de gouttelettes rutilantes de sang, au point qu’elles semblent lui faire une monstrueuse robe de perles…
Mais les artistes ne sont que secondairement des intellectuels : le jeu sur les catégories de l’art n’est qu’un prétexte pour un autre jeu, essentiel celui-là, et qui consiste à manipuler la couleur, à l’intensifier ou à l’épurer. Ce sont les gouttes de sang de Carolein Smit et leur onctuosité écarlate, ce sont aussi, sur le stand d’Antoine Laurentin, dans la section Œuvres sur papier de la TEFAF, les abstractions colorées de Kupka ou de Sonia Delaunay. Ou encore, toujours chez Antoine Laurentin, cette merveilleuse gouache sur papier de Serge Poliakoff (Une composition, 1 952) avec ses teintes à la Nicolas de Staël. Et il ne s’agit pas seulement de jouer avec la couleur mais aussi, et peut-être surtout, avec la matière – qu’on la polisse ou qu’on la pétrisse. À la façon de Karel Appel qui remue, fouille, malaxe sa pâte, la ravinant ou la dressant en crêtes, sur une huile sur toile de 1956 (Paysage et Personnages) chez Applicat-Prazan (Paris). Ce n’est pas pour rien qu’il est accroché auprès d’un autre maître de la matière, Fautrier. Et dans le tortillard qui, sous une petite pluie pénétrante et glacée, me ramène de Maastricht à Liège, j’ai l’impression non pas de rentrer d’une des foires les plus cotées au monde, mais d’un gigantesque terrain de jeu.