Un homme, une femme, le vide infini : Gravity est une variation dépouillée sur le film-catastrophe version spatiale. Ou comment reconquérir la pesanteur et renaître.
Hollywood est encore capable d’émerveiller, de créer des images vierges, de faire naître les émotions d’une première fois. Alfonso Cuarón s’offre avec Gravity un tour dans l’espace et en rapporte un blockbuster d’une légèreté de nageur. Ryan Stone (Sandra Bullock) et Matt Kowalski (George Clooney), astronautes en mission spatiale, sont attaqués de plein fouet par des débris de satellite en orbite. S’ensuit un programme de film catastrophe assez classique : retrouver la Terre par tous les moyens et, en l’occurrence, la pesanteur du titre. Premier tour de force : l’économie scénaristique confine à l’épure. On ne verra d’ailleurs que les deux personnages cités, si l’on omet un troisième tôt disparu. La solitude des naufragés célestes est comme démultipliée par la beauté effrayante du paysage, la Terre bleue brillant au milieu d’une infinie étendue de sombre et d’oubli, aux reflets intermittents de lumière crue.
Si le film procure bien des sensations inédites, la première fois est aussi son sujet. Il s’agit, en effet, de filmer une venue au monde. Le sens dramatique (le retour sur terre) se double rapidement de son sens métaphorique et courant, et Gravity exploite à fond l’imagerie de la (re)naissance. On voit ainsi l’astronaute Ryan Stone en position foetale, confrontée à un silence utérin, et devant (au sortir de son oeuf) rapprendre à marcher, comme un nouveau-né, comme un premier homme. Le foetus de 2001 se rappelle à la mémoire du spectateur. Gravity s’ancre ainsi dans la lignée des grands films utilisant l’espace comme une terre vierge, ou plutôt comme une absence de terre, et donc de passé, de ce qui éloigne l’homme de son état de nature.
Car, à travers l’histoire de cette renaissance unique, Alfonso Cuarón radicalise et perfectionne le propos de ses Fils de l’homme. Avec Gravity, c’est encore à l’humanité entière que s’en prend le cinéaste, filmant une renaissance anthropologique en butte à la technologie. Comme le Titanic de James Cameron en son temps, Gravity est un film-époque à grand spectacle, centré sur un moyen de transport, incarnation d’un monde hors de contrôle. Les similitudes scénaristiques sont évidentes : il s’agit de regagner la terre ferme, et c’est la femme qui guide le film, sauvée par le sacrifice et la force morale de l’homme. Mais alors que Titanic était un paquebot lourd comme le siècle, et induisait une mise en scène d’artillerie lourde, l’expédition Gravity marque le règne de la technologie numérique, qui brille de ses plus beaux feux grâce à la caméra virtuose d’Alfonso Cuarón. Elle non plus ne pèse pas, mais virevolte dans les airs et les images de synthèse. Elle caresse les personnages comme un doigt effleure une tablette tactile. La mise en scène dans l’espace, prouesse incomparable du cinéaste, rend compte, notamment dans son plan séquence initial d’un quart d’heure, d’une f luidité (technologique) que l’accident dérègle. Dans cette ouverture, notre héroïne tente de réparer une station spatiale, mais est prise de nausées annonçant déjà une sorte de mal du pays (la terre, la pesanteur). Le plan s’étire jusqu’à ce que les débris percutent les astronautes, et suit leur déroute dans un détraquage des mouvements et des sens. Car les machines, une à une, deviennent folles et meurtrières, explosent, prennent feu : la technologie, écran entre l’homme et son humanité, abandonne celui-ci. Ainsi, le film qui est saturé par la technique en écrit aussi simultanément la condamnation. L’avarie de la navette spatiale oblige à une ingéniosité primaire et perdue. Le propulseur de Matt Kowalski (permettant d’avancer dans l’espace) n’a plus de carburant. Il faudra le remplacer par un extincteur, que l’ingéniosité transforme en propulseur de fortune. Lorsque l’héroïne parvient enfin à s’introduire dans une navette, elle se retrouve face à des centaines de boutons en chinois. Le Titanic, monde miniature, emportait dans son naufrage la lutte des classes. Dans Gravity, le salut passe par des navettes de tous pays (chinoises et internationales), montrant que le combat en solitaire de l’astronaute pour la survie est un combat de l’humanité entière, comme portée par cette première femme. Tandis que Ryan Stone (le nom est éloquent) travaille à son retour sur Terre, la mise en scène vertigineuse tend à se réguler enfin. Retrouver la pesanteur, c’est prendre conscience de sa corporéité, pour l’astronaute comme pour la mise en scène. Le salut du film dépend de sa capacité à se défaire de sa technicité. Pour voir enfin la caméra se poser dans un final épuré, il faudra que l’héroïne retrouve le contact du sol, et redécouvre, pas après pas, son humanité.
Louis Séguin