À quelques jours de son plus grand succès professionnel, Philip commence son mouvement de destruction. Dans la foule sans visages d’une ville sans nom, il décèle soudain un détail qui éveille son attention : des ballerines gracieuses, au mouvement singulier. Ne parvenant pas à voir le visage de la femme qui les portent, il la suit et pendant longtemps,Lukas Bärfuss, prestigieux auteur et dramaturge suisse du moment, joue avec ce suspense hitchcockien de l’énigmatique femme-silhouette.
Tant que Philip reste en ville, dans son territoire, la distraction demeure innocente. Mais quand l’inconnue monte dans un train pour la banlieue, le point de non-retour peut commencer. Ou peut-être que celui-ci avait débuté avant déjà, lorsque Philip quitta soudainement le café où il attendait un rendez-vous important, simplement parce qu’en revenant des toilettes, la serveuse a par erreur débarrassé son verre. Qui sait quand commence l’effondrement ? On croit qu’il vient de faits aléatoires, et c’est ce que l’auteur veut un moment nous faire croire aussi en jouant sur la minutie des détails, des gestes, des riens qui semblent gouverner le destin, mais la possibilité de la chute était déjà en l’homme, prête à se déclencher à tout instant.
Bärfuss pousse à bout dans l’absurdité de cette poursuite. Pourquoi Philip reste-t-il jusqu’à la nuit devant l’immeuble où cette jeune femme vit, ne mange pas, ne dort pas, et cela sans avoir même aperçu son visage ? Le narrateur, un « Je » énigmatique qui est aussi bien l’auteur s’immisçant dans le récit pour faire de Philip sa marionnette, qu’un mauvais ange du personnage, épiant ses gestes, commentant ses décisions, se le demande aussi, tenant à faire croire qu’il est bien plus de notre côté à nous, lecteurs, que de celui de Philip.
Mais cette obsession, qui continue, comme pour ne jamais s’arrêter, le lendemain en sens inverse vers la ville, n’est pas à comprendre. Ou plutôt elle est compréhensible quand elle devient folle, existentielle, faite contre le monde et contre le temps. Elle n’avait jusque là rien à voir avec l’amour, ou alors seulement une idée romancée de celle-ci. Elle devient un besoin urgent du prochain, de trouver auprès de l’autre, de l’individu, un réconfort contre la foule, que Philip, pris de dégoût, regarde avec de plus en plus de violence, comme si elle était seulement remplie d’ombres à ranger par catégorie. Voir le visage n’a plus grande importance, « une nuque rayonnant dans la foule » suffit pour sentir l’appel de la tendresse. Plus rien de sexuel, mais un désir vif d’être sauvé, alors que l’homme est mis à nu face à la vie, de plus en plus désemparé au fur et à mesure qu’il perd ces éléments, téléphone et argent, qui le maintenaient confortablement lié au monde : « Il est affamé, oui, épuisé par la nuit blanche, fauché, trempé, mais il est éveillé. Éveillé pour le bruit le plus léger, pour la lumière la plus faible, pour la moindre contingence. » Aux yeux de Bärfuss, notre monde semble receler un enfer, perceptible seulement aux yeux de ceux qui chutent.