Je me souviens encore de la joie que m’avait procurée la lecture du premier livre que je lus sur l’Iliade et l’Odyssée, Le Monde d’Homère, de Pierre Vidal-Naquet. En couverture, un détail du cratère d’Euphronios, vase du VIe siècle avant J.-C, représentant Hypnos et Thanatos s’emparant du corps de Sarpédon. L’approche du livre était historique et géographique, et je rêvais grâce à Vidal- Naquet de voir un jour l’édition princeps (première édition en grec) d’Homère, imprimée à Florence en 1488. A cette date, les caractères imprimés imitaient l’écriture des manuscrits ce qui en faisait une oeuvre d’art. Je n’en rêvais pas moins de voir l’édition suivante publiée quelques années plus tard à Venise- centre du commerce européen où une importante communauté grecque vivait- et qui connut un succès relativement important du fait de son format « poche », et donc d’un prix réduit (un ducat et trois livres). On dit alors que c’est cette édition qui permit de diffuser à travers l’Europe les mythes homériques.
Plus tard, je croisais des figures majeures et iconoclastes du monde homérique. Victor Bérard, bien sûr, grand traducteur de l’Odyssée, qui reconstituait étape par étape, le voyage d’Ulysse sur son bateau (ses indications géographiques sont aujourd’hui problématiques, mais peu importe à celui qui aime la littérature). Plus récemment, en 2011, grâce à l’exigeante collection Texto dirigé par Jean-Claude Zylberstein, je tombais sur le livre d’Heinrich Schliemann, La Fabuleuse Découverte des ruines de Troie. Son rôle de découvreur est controversé même si tous s’accordent à dire que ce pionnier de l’archéologie, à sa manière, a ouvert les recherches ultérieures sur la civilisation mycénienne. Mais imaginez : à l’époque, vers 1870, fort de son idée qu’Homère décrit dans l’Iliade une réalité historique, il entreprend des fouilles dans les ruines de Mycènes, d’Orchomène, de Tirynthe et d’Ithaque. Il prétend avoir trouvé le masque d’or d’Agamemnon, le trésor de Priam et les bijoux d’Hélène. Plus récemment, j’ai découvert un livre méconnu à tort, celui de Felix Buffière, prêtre et helléniste, Les Mythes d’Homère et la Pensée grecque, paru aux Belles Lettres, en 1956. On y découvre, entre autres perles, ce chapitre « La bataille autour d’Homère », où Buffière rappelle comment l’adultère d’Arès et Aphrodite scandalisa un certain Platon ; tout comme le mariage de Zeus avec sa propre soeur, Héra. Homère était lu comme une bible par tous les jeunes élèves, et selon Platon et quelques autres, c’était une hérésie de faire étudier ce texte immoral et approximatif sur un certain nombre de sujets, où l’on croisait des héros en larmes, des dieux fornicateurs et manipulateurs. Epicure et bien d’autres s’en prirent à ce texte qui manquait de morale, jusqu’à Zoïle d’Amphipolis qui écrivit pas moins de neuf livres contre Homère. Les défenseurs, nombreux, eurent beau expliquer que les deux poèmes étaient allégoriques, les rageurs continuèrent de rager.
Hier soir, seul chez moi, j’ai revu une énième fois Les Ailes du désir. Et j’avais absolument oublié que dans la plus belle scène de l’histoire du cinéma, celle de la bibliothèque de Berlin (la Neue Staatsbibliothek), le vieil écrivain élégant qui monte avec difficulté l’escalier et qui rêve d’une « épopée de la paix » contemporaine (le monologue est de Peter Handke), qui ferait suite à l’Iliade, épopée guerrière, n’est autre qu’Homère. Il y a des hasards incroyables.
Quel ne fut pas donc mon plaisir quand je reçus les épreuves du dernier livre de Daniel Mendelsohn, Une odyssée, un père, un fils, une épopée. Tout ce monde homérique me revint à l’esprit. Comme à son habitude, Mendelsohn tisse des liens entre un texte fondateur et sa vie intime. Pour Les Disparus, où l’auteur partait dans une recherche généalogique familiale, il entrecoupait le récit de sa famille juive de textes sacrés, des commentaires de la Bible tels les midrashim. Il emploie la même méthode rigoureuse pour dessiner le portrait de son père, à travers un questionnement sur l’Odyssée. Connait-on jamais vraiment ses parents ? Qu’est ce qu’une relation père/fils ? se demande Homère, puis Mendelsohn des millénaires plus tard.
C’est la troisième fois que Daniel Mendelsohn fait la couverture de Transfuge , et nous en sommes fiers. Il est un des grands écrivains américains vivants.