La crise peut avoir du bon, au moins pour les cinéastes. Le Singapourien Anthony Chen a raflé la Caméra d’or de l’édition 2013 de Cannes avec cet Ilo Ilo, chronique familiale sur fond de désastre économique. Ou comment instiller une étrange poésie dans un monde asphyxié.
Pour son entrée en cinéma, Anthony Chen a fait le choix de la discrétion. Ilo Ilo est une oeuvre d’intérieure interprétée par un quatuor de personnages. C’est une délicate partition à la Ozu sur l’irruption d’une nounou au sein d’une famille étranglée par la crise asiatique de la fin des années 90. Mais n’y voir qu’une énième chronique enfantine en mode mineur ne rendrait pas justice à l’étrangeté d’Ilo Ilo. En contrepoint à un thème initiatique attendu, Anthony Chen dresse la cartographie d’une société étouffante, au diapason de l’asphyxie qui gagne ses personnages.
Tout Ilo Ilo fonctionne sur deux niveaux qui ont tendance à s’équilibrer. Tandis que l’histoire un tantinet convenue d’un cancre délaissé par ses parents se met en place, Anthony Chen bâtit des clôtures mentales et physiques autour de ses personnages. Dès l’ouverture, un sentiment diffus de désordre règne au milieu d’un décor aseptisé. La caméra se heurte aux murs blancs des immeubles. On aperçoit, entre les fenêtres, du linge sécher dans le vide. Dans l’appartement familial rangé avec un soin maniaque, chaque pan de mur dissimule un placard, un cagibi où sont entassées des quantités d’objets. Le père utilise les toilettes pour téléphoner et sort sur le palier pour fumer en cachette. Les cadres parfois serrés, parfois rapprochés sur les personnages, accroissent la sensation d’étouffement à mesure que la crise économique se précise.
Le cinéaste met au jour le caractère coercitif de la vie à Singapour. Sans cesse observés par des caméras, des miroirs ou par des voisins mal intentionnés au travers de judas, le jeune garçon Jiale et Terry, la nounou au grand coeur, s’agitent, courent dans la cage à poules qui leur sert de foyer pour chercher un espace où respirer. Les rares plans larges n’offrent aucun horizon possible à leurs tourments. Anthony Chen fabrique des images empreintes d’un sentiment de fatalité : la verdure aux abords de la ville dissimule un cimetière. Alors qu’un homme vient de se jeter dans le vide du toit de son immeuble, Jiale s’y précipite pour regarder le ciel.
A mesure que la crise s’intensifie, Terry et Jiale trouvent ensemble du réconfort. S’instaure entre eux une relation aussi étrange qu’impudique. Terry le nettoie ou lui tapote avec affection les fesses. Film certes pessimiste, tout en emboîtements étouffants, Ilo Ilo dépasse la simple dénonciation des pesanteurs économiques d’un pays lancé dans la course à la concurrence. Malgré des registres très dissemblables, ici tout est d’abord poursuite d’harmonie.