Une captivante expo, au Musée de l’histoire de l’immigration, retrace en images la généalogie et la construction des représentations attachées aux Tsiganes. Rencontre avec Ilsen About, co-commissaire.
Oubliez le fameux « instant décisif » estampillé Cartier-Bresson, la photographie peut capter un temps long, faire récit plutôt qu’événement. Condenser dans sa trompeuse instantanéité toute une histoire. Résumer en un déclic la trajectoire de son sujet : comment il s’est élaboré, quels motifs plus ou moins imaginaires le constituent, comment il ouvre éventuellement à d’autres représentations. Pour le dire plus familièrement, les photos « parlent », elles racontent une histoire. Il suffit de savoir les lire, de croiser les regards – de l’esthétique, de l’anthropologie. C’est précisément l’enjeu, et la grande réussite de la fourmillante expo consacrée aux « mondes tsiganes » qui a élu domicile au Palais de la Porte Dorée. Et qui bat et rebat un jeu impressionnant de clichés, allant des portraits anthropométriques du XIXe siècle à la chronique en images et au long cours de Mathieu Pernot sur une famille tsigane, les Gorgan, en passant par de rares images de camps de l’entre-deux-guerres ou des échantillons de l’aura folklorique, à la fois fascinée et révulsée, qui entourait, et entoure peut-être toujours un peu, les nomades, sans oublier un chapelet de couvertures de la presse populaire… Autant d’éléments qui, rapprochés, inscrits dans cette longue durée qui, seule, permet de faire ressortir les inflexions et les tournants, tissent un grand récit, une espèce de work in progress qui se poursuit toujours aujourd’hui. L’histoire d’une construction, d’une « fabrique » pour reprendre le sous-titre de l’exposition. Comment s’échafaude la représentation des Tsiganes, quels motifs récurrents la constituent, quelles péripéties historiques la façonnent : tel est le récit, toujours ouvert, qui se déploie sur les murs du Musée national de l’histoire de l’immigration. Et dont on feuillette quelques épisodes avec Ilsen About, chargé de recherches au CNRS et co-commissaire de l’exposition.
La première partie de l’exposition montre comment s’est mis en place un regard pseudo-scientifique et négatif sur les Tsiganes, au XIXe siècle, en lien avec les classifications raciales qui avaient cours. Pourtant, les clichés de 1862 de Jacques-Philippe Potteau présentent des figures nimbées d’une espèce d’aura romantique d’héroïsme plutôt flatteuse…
Potteau voulait mettre en avant les différences de ceux qu’il rencontrait. C’était un employé du Muséum d’histoire naturelle de Paris, au Jardin des Plantes, et il photographiait habituellement les personnels d’ambassade. Au gré de rencontres, il est mis en rapport avec ces familles qu’il photographie comme des représentations des « Bohémiens » de paris, avec leurs atours, leurs vêtements… On voulait montrer comment on passe de cette ethnographie valorisante à une anthropologie scientifique et racialiste qui segmente les groupes pour en définir les propriétés. Dès lors, la catégorie des Tsiganes prend forme à travers des caractéristiques culturelles ou physiques négatives.
La vision romantique d’un Potteau ne perdure-t-elle pas au-delà du XIXe siècle ?
C’est plus un expressionnisme sombre qui domine. La vision romantique c’est celle d’une découverte des Suds, de l’Orient à portée de main, d’une sorte d’exotisme en même temps familier, qui est celui de l’infini éloignement et de la grande proximité, avec des figures avec lesquelles on interagit, mais qui sont aussi liées au surnaturel, à la magie noire. A partir des années 1870-1880, le monde des Tsiganes est plus associé au monde du crime, à la duplicité, à l’étrange et au danger. Une bascule, liée à une vision plus politique, plus racialisante de ces communautés. Bien sûr, le dessin général des représentations des Tsiganes se démultiplie selon les pays, mais il y a cette rupture importante des années 1870-1880 : l’inflation du sécuritaire transpire dans toutes ces images.
L’exposition montre comment la photo capte les métiers privilégiés de ces communautés. Mais l’aspect documentaire n’est pas dénué de mise en scène…
On a voulu montrer comment ce sujet photographique devient le lieu d’un marché. Le lieu d’une production photographique tellement importante, tellement systématisée par les photographes, mais aussi les demandeurs, journaux et éditeurs, que les sujets eux-mêmes se prêtent au jeu et négocient leur image. C’est une sorte de commerce où on livre une partie de soi à l’attention du photographe. Ce qui entraîne une présentation de soi particulière, qui conditionne certaines postures, certaines figures, mais aussi une professionnalisation, si bien que les chaudronniers, par exemple, apparaissent comme des artisans, mais aussi comme des promoteurs de spectacle. On le voit aussi sur cette photo où une petite fille s’approche de l’objectif la main tendue. La figure de la mendicité, qui est requise par les photographes à la recherche de ces motifs récurrents, provoque aussi des poses. Et ces poses se professionnalisent à tel point qu’elles deviennent des motifs courants du photoreportage et de la presse illustrée, surtout durant l’entre-deux-guerres.
Vous parliez de professionnalisation. C’est le cas dans ces clichés d’André Zucca, pris entre 1930 et 1940, et qui montrent une série de figures convenues, comme la tireuse de cartes, ou la gitane au cigare ?
Ces planches-contacts nous montrent comment un sujet devient un élément commercial dans la vie d’un photographe. Parmi toutes ses études, de mode par exemple, les « études gitanes » deviennent une catégorie à vendre aux journaux. Là, il requiert l’assistance de modèles, qu’on connaît par ailleurs. Ce qui est montré, c’est une image qui n’est pas forcément négative, qui est une image pittoresque. Une femme libre, un peu étrange et familière, qui lit l’avenir, mais qui en même temps se présente avec son enfant comme une madone. Il y a tout un appareil iconographique qui s’élabore autour de la gitane. Une femme à la fois séduisante et maléfique, qu’on retrouve à Grenade comme à Paris, et qui est une figure presque universelle de l’imaginaire occidental, qui interroge notre conception de cette communauté enfermée dans des imaginaires assez étroits. Ce qui nous a sans doute empêchés d’accéder à un autre niveau de compréhension de leur présence.
L’enfermement, au sens hélas le plus physique, ce sont les camps, l’internement des années 1940-1946. On a peu d’images, mais l’exposition montre ces clichés de Denise Doly, membre de la congrégation des Franciscaines missionnaires de Marie… Vous pouvez en dire quelques mots ?
Il faut savoir qu’une trentaine de camps pour nomades sont créés sur le territoire français. Ces camps sont gérés par les préfectures : police et gendarmerie ont la charge de la surveillance du camp. L’administration au quotidien et l’approvisionnement du camp sont délégués à des administrateurs civils, notamment locaux, qui appartiennent aux autorités municipales ou parfois à des entreprises privées qui gravitent autour des camps. Ils sont donc fermés à la société civile, et il est très difficile d’y rentrer. Les institutions qui portent assistance aux internés sont très peu nombreuses. A Montreuil-Bellay, on trouve ainsi une congrégation qui décide, parce qu’elle s’occupait déjà de migrants et de pauvres aux colonies, d’aider les enfants en particulier, d’améliorer l’approvisionnement, détourné pour le marché noir. Denise Doly est chargée des photographies du journal des soeurs. Ce sont des photographies extrêmement rares, qui n’ont jamais été montrées.