L’hospitalité est un art…contemporain. La preuve avec une très belle double expo au musée national de l’Histoire de l’immigration et au MAC VAL
« Optimiste : équivalent d’imbécile », consignait Flaubert parmi les perles de comptoir de son Dictionnaire des idées reçues. Et c’est bien un cliché de notre air du temps, tout suintant de la morosité et de la complaisance de nos prophètes de malheur médiatiques, que la fustigation de l’optimisme. Qui n’a pourtant rien de « béat », de « mièvre », ou autres gentillesses, mais peut au contraire infuser les projets esthétiques les plus exigeants, les plus lucides. C’est bien ce que démontre cette réconfortante expo-diptyque, à cheval entre le musée national de l’Histoire de l’immigration et le MAC VAL : que l’humanisme est soluble dans l’art contemporain. Que des notions comme celles d’hospitalité, d’accueil, d’ouverture ne sont pas définitivement caduques à l’heure où l’Aquarius est encalminé, où le prurit nationaliste s’étend irrésistiblement.
On est très loin du sirop douceâtre de la bonne conscience, toutefois : l’une et l’autre partie de l’expo affrontent ces notions avec tout ce qu’elles ont de complexe, de contradictoire. Prenez Judit Reigl, et cette toile Entrée-sortie, de 1986, qui, à travers sa simplicité géométrique et chromatique, joue sur l’équivoque foncière de toute destination : lieu d’arrivée, mais aussi d’une possible expulsion ; horizon convoité, mais aussi territoire de l’exil et ses douleurs. Contradiction qui invite également à repenser la figure de l’étranger (et ce n’est pas le moindre atout de l’expo : faire converger la réflexion philosophique, conceptuelle, et les pratiques esthétiques). Témoin, Me and I (2014), cette huile sur toile de Xie Lei, qui joue précisément sur l’évaporation de la figure (au sens classique de silhouette) humaine : un spectre, comme une ombre blanche, semble doubler le personnage du tableau. Scission du moi de l’étranger, ou, plus radicalement, plus ontologiquement, étrangeté à soi du moi – qu’importe, ce qui compte, c’est l’ambivalence. Et l’incitation à repenser, à reconfigurer nos catégories. Prenez No Division No Cut, d’Eléanore False : oeuvre tissée, en laine, représentant… Représentant quoi au juste ? Les doigts d’une main tendue, d’une paume qui attend le contact d’un hôte, prête à se refermer fraternellement sur la main de l’autre, tout comme se nouent entre eux les fils qui trament la pièce ? Ou bien les langues de terre d’un littoral, d’un rivage où pourrait aborder une embarcation à l’issue d’un périple plus ou moins mouvementé ? Indétermination de l’humain et du géographique, anthropomorphisation de l’espace, spatialisation du corps : comment mieux dire qu’un territoire n’est pas seulement une étendue circonscrite sur un planisphère, mais que sa substance est aussi culturelle – une propension à accueillir par exemple… ?
Tout ça, c’était au musée national de l’Histoire de l’immigration, mais le voyage se poursuit sous les mêmes auspices au MAC VAL – ceux d’un voyage des idées, d’un déplacement des catégories. Avec ce leitmotiv que la constellation de tous les termes qui entourent celui d’ « hospitalité » n’est pas fixe, mais qu’elle est mouvante, parcourue de contradictions. Puisqu’on parle de constellations, arrêtons-nous justement devant deux pièces de Bouchra Khalili, The Constellations, Figure 1 et The Constellations, Figure 2. Quelques traits, quelques points pour baliser des trajectoires, de Marseille à Turin par exemple, mais qui évoquent des cartes du ciel. Celles des navigateurs, des marins, et voici le souffle épique, celui de l’aventure et de l’Odyssée qui passe. Comme pour souligner que les pérégrinations contemporaines, plus ou moins chaotiques, étaient le prolongement de voyages mythiques. Avaient autant de sens et d’ampleur que celles des caravelles du Génois, du navire d’Ulysse. Ou comment l’histoire (la plus brûlante, la plus actuelle) et son apparente antithèse, le mythe, s’étreignent, deviennent indiscernable. Au point que, sur les photos de Mathieu Pernot (Les Migrants), des corps assoupis, emmaillotés dans leurs sacs de couchage, dormeurs non pas du val, mais des espaces publics, volant un sommeil de fortune à leurs vicissitudes, prennent, modelés qu’ils sont dans les drapés, l’allure de sculptures classiques. Nous forçant ainsi à repenser notre histoire de l’art, à nous demander si les figures statufiées, héroïques, des musées n’étaient pas, elles aussi, initialement, des jouets du hasard, des clandestins, des errants. Et en inversant les termes : les migrants ne sont-ils pas les héros d’aujourd’hui ?