Avec Les Eternels Jia Zhang-ke s’affirme plus que jamais comme l’un des grands conteurs du cinéma contemporain. Voilà en effet un film qui, à la volonté balzacienne de peindre l’intégralité d’une société à une époque donnée, combine une profusion narrative et une vigueur du trait héritées du roman classique chinois. Voilà un film qui, pour mieux peindre la Chine moderne, ressuscite une poétique des éléments caractéristique des grands récits de la dynastie Song. Voilà un film affecté par tous les états du monde : nuit, jour, aurore, crépuscule, pénombre, feux d’artifices, grondements volcaniques, paysages cendrés, braises, fraisil, poussière, gel, neige, brumes, pluies torrentielles, etc. On est confondu par l’aisance avec laquelle le réalisateur d’A Touch of Sin mélange les genres : film criminel, mélodrame, comédie musicale (voire l’ébouriffante utilisation de « YMCA » des Village People comme hymne du capitalisme mondialisé), documentaire, burlesque, science-fiction. Personne ne sait comme Jia Zhang-ke saisir et entraîner tout le réel dans la même coulée narrative.
Le film débute dans la ville de Datong, en 2001. Bin et Qiao sont amants. Beaux, jeunes, arrogants, ils font partie de la pègre locale. Bref, ça plane pour eux. Jusqu’au jour où Qiao est forcée de braquer un revolver sur des petites frappes qui menacent son mec. La voilà en prison pour plusieurs années. Quand elle sort, elle cherche à retrouver Bin. Mais rien ne sera plus comme avant. S’ensuit un long périple mélancolique à travers les paysages cafardeux d’un pays défiguré, blessé. Une promenade lyrique et désenchantée dans un monde en ruine peuplé de fantômes. Une somptueuse ballade cinématographique portée par le talent de Zhao Tao qui interprète Qiao, sur un continent en pleine mutation. Dans Au-delà des montagnes, la même actrice jouait un personnage appelé « Tao », mot qui en mandarin signifie « vague ». Dans le cinéma de Jia Zhang-ke, chaque être humain est comme une vague séparée de la masse de l’océan, une vague dont l’écho étouffé résonne faiblement dans le souvenir de ceux qui l’ont accompagné au cours de son périple terrestre.
C’est par une glaciale après-midi de novembre – au froid si rigoureux que j’ai dû avaler un double whisky pour me revigorer – que je retrouve Jia Zhang-ke dans un hôtel du Marais, à Paris. Je profite d’un moment pendant lequel la talentueuse Laura Stevens, qui le photographie pour Transfuge, installe son matériel pour prendre l’homme à part. Je lui confie alors à quel point il est émouvant de rencontrer, pour la première fois dans ma vie de journaliste, un réalisateur dont, depuis plus de vingt ans maintenant, les films viennent régulièrement ravitailler mon imaginaire cinéphilique. Sourire, remerciement. Voilà, c’est dit. L’entretien peut commencer.
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Photo Laura Steven