C‘est d’abord une histoire grandiose et d’autant plus qu’ici en France rares sont ceux qui la connaissent : celle de Zdzisław Beksinski, peintre surréaliste polonais dont on remercie mille fois le cinéaste Jan P. Matuszynski de nous faire découvrir les tableaux. A mi-chemin entre les grands affichistes polonais et les symbolistes azimutés comme Jacek Malczewski, le peintre semble à lui tout seul avoir inventé les thèmes et les motifs de toutes les pochettes gothiques de groupes de prog et de trash des années 80. Ca tombe bien parce que son fils, Tomasz, névrosé jusqu’à la moelle, fut aussi un temps le DJ préféré et banni de la République populaire de Pologne : celui qui sur les ondes faisait découvrir la prog, le heavy metal et toutes les musiques dont son père aura pu être l’illustrateur malgré lui. Déjà savoir ça, c’est beaucoup. Ca nous change des sempiternels mêmes artistes de la contre-culture qui à force d’avoir été contés n’ont plus rien de sulfureux. Mais l’histoire de The Last Family dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer dans la fiction connue : d’abord parce que tout ce petit monde est mort dans des circonstances qu’on croirait inventées par un Mathurin, croisé de Burroughs en pleine remontée d’acide mais aussi parce que le papa, non content de peindre des corps de macchabées déformés par des tempêtes de pulsars, s’était inventé un autre passe-temps pour se divertir dans cette Pologne pas très folichonne des années 80. Il s’achète une des premières caméras vidéo qu’il déniche et décide de filmer sans interruption sa petite famille, dont une épouse bigote, inventant avant tout le monde « la téléréalité ». Il existe aujourd’hui les rushs de Beksinski et bien des Polonais vous diront que ces séances de disputes familiales, d’ennuis mortifères et de coups d’éclat délirants du terrible Tomasz sont devenues cultes et nécessaires pour se construire d’autres repères et se représenter ce que fut, de l’intérieur, dans l’enceinte de leurs appartements, la Pologne soviétique. Mais le cinéaste fait le juste choix de les réinventer et plutôt de filmer leur « tournaison », imaginant le pas très folichon père Beksinski, patriarche libertaire mais tyrannique, arpentant les minces couloirs de l’appartement armé de sa caméra comme Nicholson de sa hache dans Shining. En jouant à la fois sur le registre de la chronique et celui de la reconstitution du tournage d’images existantes du quotidien, The Last Family est bien autre chose qu’une énième chronique familiale, c’est un objet qu’on ne soupçonnait pas d’exister : le biopic familial, la biographie dont les membres de la famille sont les héros, un peu comme si les Simpson existaient bel et bien. Et il y a quelque chose des héros de Matt Groening dans ce film formidable d’inventions : une représentation fine et complexe de la Pologne d’hier au jour le jour, où le quotidien morne se gorge à chaque instant de rêves débridés, de musiques dévastatrices et de vrais zombies. Et dont les héros semblent tous avoir la prescience de rockstars maudites.
La Beksinski Family
Jan P. Matuszynski tourne un film à la mesure de la folie géniale des tableaux de son héros.