Inévitablement, vous allez nous poser la question de la ligne éditoriale. Et inévitablement nous allons vous répondre qu’il n’y en a pas. Il n’y en a pas. Parcequ’il n’y a pas de jouissance-du-groupe, on n’appartient qu’à soi-même. Il n’y pas d’esprit de corps dans une équipe rédactionnelle, pas plus que dans une famille. Non, dans cette revue, pas de logique sacrificielle, mais des individus que nus avons rencontrés, qui tentent d’être un peu plus libres, qui, les yeux cernés, se livrent en couchant des mots sur du papier, toujours à a limite du « je ». C’est plus facile de dire des choses sur soi, sur l’auteur, sur les autres, sur sa vision du monde par le biais d’un texte. Se cacher pour mieux se révéler.
On s’est parlé, avec les passionnés chérissant les écrivains qui cassent la langue, qui violentent la grammaire à la Jonathan Safran Foer. Avec ceux-là même qui aiment s’abandonner, se perdre dans le chaos d’un texte improbable. On s’est parlé, avec le férus de personnages romanesques sans histoire, à la Carver, tellement férus, qu’un jour ils sentent que quelquechose a changé, leur regard peut être. On s’est parlé, avec ces doux rêveurs et douces rêveuses qui attendent d’un roman qu’il soit conte, qu’il soit fable, qu’il raconte ces histoires d’hommes et de femmes qui vivent ce que nous ne vivons pas, héroïques, fantasmagoriques… Nigauds que nous sommes. Ailleurs, nous nous sommes arrêtés auprès des érudits, ces traîtres de clercs, auréolés de patience face à la syntaxe d’un texte, vigilants à vif à la traduction et qui à travers l’exercice de la langue, font surgir une civilisation, un mode de pensée, un mode de vie, un autre monde. Sur notre chemin nous avons croisé des amoureux des livres qui habitent discrètement des villes et des villages dont les noms ne disent rien à personne. Nous les avons croisés, ces lettrés qui ne jurent que par Freud pour les uns, par Lacan pour les autres ; ceux qui vibrent au son des phares de Dante, Goethe, ou bien de Borges, ou bien encore de Don DeLillo et de Bukowski ; ceux, monomaniaques, qui avancent le regard rivé sur un pays ; ceux qui, au contraire, vraiment désolés, lisent les yeux ouverts sur le monde entier, souhaitant sentir le brumes de l’Europe de l’Est et par ailleurs entendre, au loin, les mers d’Amérique latine. Des individus dissemblables, donc, avec leur propre histoire, leur propre cheminement affectif et intellectuel.
Dissemblables aussi dans leurs fonctions : Ils sont linguistiques, historiens, juristes, éditeurs, ethnologue, enseignants, militaires, écrivains, sociologues, philosophes. Après tout, la littérature est une « chambre d’enfant » (Pierre Michon) où tout le monde a sa place. Restent dehors les vrais durs qui ne dansent pas.
Néanmoins, tout individu que nous sommes, nous nous sommes ressemblés dans cette chambre d’enfant.
Nous nous sommes ressemblés dans ce désir de partir, partir loin de notre horizon d’attente, de notre pays, de cette France fatiguée d’être elle-même, fatiguée peut-être de n’être qu’elle-même, fatiguée d’être sans guide, trop responsable, éreintée qu’elle est de cette liberté dont elle ne sait, bien souvent, que faire… Cette France chagrine qu’on imagine dans les deux livres magnifiques de Charles Pépin et d’Arnaud Cathrine de la rentrée littéraire 2002, Les infidèles et les vies de Luka, ou plus récemment dans le très beau premier roman de Thomas B. Reverdy, La montée des eaux. Alors, un jour gris de septembre, on s’est dit que c’était trop bête de rester là, et, les larmes ravalées, on est partis à la rencontre de ces écrivains de l’étrange et de l’étranger. Ici dans ce numéro un, quelques uns d’entre nous se sont consolés auprès de Mo Yan le Chinois, sujet de notre focus. Mo Yan, à la diable, qui dans un souffle de vie et de gaieté, nous entraîne dans ses diners rabelaisiens, dans son univers réaliste, magique, enchanté, où l’on mange des enfants, où les hommes ont des cravates rouges qui pendent en langue de chien, où tout est vrai et faux à la fois, où tout pays est ivre du matin au soir. Une vraie force de vie émane de cette oeuvre là. Mo Yan a été un homme frustré de n’avoir pu écrire ce qu’il avait à écrire, frustré d’avoir dû être transparent, d’avoir du faire semblant d’être rien, d’être vide quand le communisme était le seul détenteur de la vérité. Alors Mo Yan se lâche, il a le droit maintenant, et comme un enfant au premier éveil de la conscience, il ré-enchante notre désenchantement. Il redécore notre chambre d’enfant. Et quand on est en manque de ça, ils peuvent nous faire du bien, les écrivains de l’étranger.
Nous nous sommes ressemblés, dans cette chambre d’enfant, un jour de septembre gris, à vouloir partir à l’assaut des 200 romans de l’étranger, proches que nous sommes de Suzanne la Pleureuse qui n’en finit pas de pleurer d’être enfermée dans son corps, dans ses limites, hélas incapable de se contenter de son sort. Proches que nous sommes d’Amos Oz qui se souvient de son exaspérante tante Sonia qui lui répétait qu’il faut se satisfaire de ce qui est, la lune, le vent, la clarté des étoiles. Mais « Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser », écrivait Pascal. Alors on se raconte des histoires. Et ces histoires romanesques, pour un moment, guérissent notre soif d’absolu, soignent nos rêves de silence entêté, nos rêves d’un temps sans temps mort, nos rêves du rêve des oiseaux.
Mais à la fin, je suis peut être seul à penser tout ça. Seul, aussi peut être, dans mes sommeils à rêver, dans cette chambre d’enfant, avec Virginia Wolf :
« J’ai quelquefois rêvé, au moins rêvé, qu’à l’aube du Dernier Jugement, quand les grands conquérants, les grands législateur, les grands hommes d’état viendront recevoir leur récompense – leurs couronnes, leurs lauriers, leurs noms pour toujours gravés dans le marbre impérissable – le Tout-puissant se tournera vers Pierre et dira non sans une certaine envie, quand il nous verra venir avec nos livres sous le bras : Vois, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien ici à leur donner. Ils ont aimé la lecture. » Plus rien. Silence.