Précisons tout de suite les choses : il ne s’agit ni de la guerre en Libye dont un autre s’est chargé, ni de celle pour sauver le livre contre le numérique (c’est la seule faiblesse du livre, Beigbeder n’excelle pas dans l’exercice théorique, même si sa cause est évidemment belle et que je la partage entièrement), ni de cette guerre mondiale déclarée brillamment par Philippe Sollers depuis longtemps maintenant, qui nous fait aimer la littérature des morts, vivante aujourd’hui plus que jamais. Non, la guerre de Beigbeder, celle qui nous intéresse ici, c’est sa guerre du goût à lui. Elle est parfaite ou presque, sa guerre, et Transfuge est dans son camp. Premier bilan après l’apocalypse, classement subjectif des 100 meilleurs romans du siècle, est un très bon livre, séduisant. On s’y sent chez soi, à l’aise, le vin de qualité, de belles femmes, l’esprit court. Ça dérape. Il y a des indésirables, entrés par les fenêtres, Beigbeder pèche par sa gentillesse, il invite toujours trop de monde… C’est son défaut. Nothomb (31e) : nul ; Lolita Pill (92e) : invraisemblable ; Virginie Despentes (36e) : horreur ; Téléphone (43e) : pas sérieux, un peu de respect pour les GENS DE LETTRES !!! Mais ne lui en voulons pas pour ça, il nous arrive à tous d’être mal entourés et de sacrifier à l’esprit du temps : La Rochefoucauld, déjà : « On loue et on blâme la plupart des choses parce que c’est la mode de les louer ou de les blâmer. »
Les Américains : Francis Scott Fitzgerald (10e), J.D. Salinger (7e), Jack Kerouac (35e), Charles Bukowski (21e), DeLillo (44e), Jay McInerney (5e), Ellis (1er)… Une histoire nous lie à Beigbeder depuis au moins 2007 : très vite, nous avons fait un hors-série sur Fitzgerald, passion donc commune entre nous. Très vite, nous l’avons envoyé rencontrer Jay McInerney pour un long entretien. Très vite, sans hésitation, nous avons participé à un documentaire où il alla sur les traces de Salinger. Cette guerre pro-américaine, c’est la sienne, c’est la nôtre. Rêve commun. Même si nous sommes d’accord pour dire qu’aujourd’hui, la littérature américaine fait triste mine. Voir Franzen.
Les Français : là aussi, tout ce qu’on aime : Gabriel Matzneff (16e), Bernard Frank (28e), Jean-Claude Pirotte (45e), Jean Cocteau (54e), Régis Jauffret (55e),Philippe Sollers (60e), Georges Bataille (64e), Simon Liberati (73e)… Son goût est juste. À notre époque lourde comme un Houellebecq (avouons que le cas de ce dernier est compliqué), il choisit le plus souvent la littérature de la belle phrase, du léger, de la sensibilité (l’exacte opposée du sentimentalisme). C’est la fête de la langue, ce livre. Des citations partout (peut-être pas assez), comme on aime. La littérature est avant tout poésie : on est d’accord avec lui. Et de l’ironie : on rit.
C’est un livre sur sa passion du présent : c’est rare. Il s’intéresse (comme nous encore) à l’état de la littérature contemporaine. Son choix d’Ellis est parfait en numéro 1. Il incarne le nihilisme contemporain. Allons-nous rester encore longtemps dans cette littérature-là ? Allons-nous vers autre chose ? Ce choix est judicieux : il pose tous les enjeux de la littérature d’aujourd’hui.
Ce livre a du charme comme cet homme. Le charme de la fraîcheur extrême. Des petits moments d’épiphanie. Les détracteurs ont tort de vouloir le détraquer. Il est déjà assez détraqué comme ça. Et c’est ce qu’il aime : il faut lire le livre de près, on voit vite ce que ce galopin a derrière la tête. Son goût est sûr, il aime cette littérature de têtes brûlées, de poètes fous, furieux, désespérés, romantiques, d’enfants éternels, des joueurs, des alcooliques, des dopés célestes. Sa littérature est le contraire de la sagesse. Voilà sa définition. La Bruyère : « Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes. » Lui, c’est le goût.