Avec La Jalousie, Philippe Garrel transforme un drame sentimental en un inventaire poétique des figures de l’amour. Un film à la mélancolie tendre et lumineuse.
L’amour est un refuge en hiver. Après Un été brûlant, Philippe Garrel filme la passion selon une métaphore strictement inverse. Deux silhouettes sombres, drapées de sombre, tentent de faire face aux rudesses d’une ville froide et à la jalousie, morne saison de l’amour. Louis (Louis Garrel) et Claudia (Anna Mouglalis) se ressemblent et s’aiment dans une chambre de bonne au dernier étage d’un immeuble. Ce nid domine le monde par sa hauteur, mais est trop étriqué pour les aspirations professionnelles de ces deux jeunes amants dont les carrières d’acteurs sont balbutiantes, et entretiennent le ressentiment involontaire de Claudia. On pourrait dire que le film est à l’image de cet espace : ce qui sépare Louis et Claudia, c’est que lui est à l’aise dans ce confinement, car il sait « depuis longtemps qui il est », tandis qu’elle ne supporte pas cet intérieur, cette intimité. La Jalousie s’empare de cette dichotomie, et montre comment « voir grand » et « voir ailleurs » ne font qu’un. L’une des grandes forces du film est son habileté à dissimuler certains moments clés du drame de la séparation, en faisant pourtant mine de tout montrer. Suivant de façon apparemment égale Louis et Claudia, on ne s’aperçoit que trop tard que Claudia est irrémédiablement loin de Louis, et l’on s’en aperçoit en même temps que lui. La jalousie est un surgissement, dans le sentiment amoureux, qui dévoile soudain un monde formé dans le dos du jaloux. Bien entendu, le film fait entendre l’écho des grands jaloux littéraires, de Proust et de sa prisonnière, au jeune Werther, dont Louis imite le comportement. Mais la théorie des sentiments n’étouffe jamais la pure poésie spontanée du cinéma de Philippe Garrel. Les plans sont très courts, bien plus qu’à son habitude, et s’emplissent à la fois de leur fonctionnalité (un plan furtif sur Claudia se faufilant avec un homme par une porte cochère suffit par exemple à montrer la tromperie) et d’une atemporalité, d’une universalité picturale. La jalousie est un motif esthétique, définissant des rapports simples entre les corps en jeu.
Le titre choisi par Philippe Garrel est pourtant trompeur. Car si jalousie il y a entre les personnages, ce n’est que comme inflexion de leur amour, voire modalité de celui-ci. Hormis le couple central, il y a l’ex-femme de Louis (Rebecca Convenant), la fillette qu’ils ont eue ensemble (l’enchanteresse et spontanée petite Olga Milshtein), la soeur (Esther Garrel) de Louis, l’amant de Claudia… L’amour et la jalousie des parents et des enfants ne sont pas vraiment distincts des sentiments du couple. La petite fille (qui porte d’ailleurs le prénom de l’aimée de Werther, Charlotte), s’adressant à sa mère, lance : « Heureusement que toi tu n’as pas d’amoureux. » Elle manifeste alors une jalousie réciproque, puisque ladite mère semble inquiète par l’affection que sa fille porte à la nouvelle compagne de Louis. Les personnages sont liés entre eux par une même force étrange, une tendresse diffuse et pourtant perceptible. Philippe Garrel parvient à mettre en scène avec légèreté les qualificatifs éculés de l’amour. L’amour réchauffe : Louis enveloppe sa fille d’un manteau chaud, tandis que Claudia lui offre un bonnet à leur première rencontre. L’amour nourrit : la circulation de la nourriture (le « sandwich collectif », les cacahuètes, la sucette volée par Claudia pour sa belle-fille) est un gage d’affection. L’amour consiste à marcher d’un même pas, et l’on voit souvent Louis et Claudia tenter d’accorder leur marche dans la grisaille.
Au-delà de ces histoires particulières, ou plutôt à travers elles, l’amour apparaît comme le ciment de la filiation ; du père de Louis, mort précocement, à sa fille. Mais aussi, et surtout, bien entendu, du grandpère Maurice Garrel, dont le film est plus ou moins l’histoire, au petit-fils Louis qui l’interprète et à la petitefille Esther. Philippe Garrel semble, à l’image de ses personnages, habiller lui-même ses comédiens de sa caméra affectueuse. Et le noir et blanc du film, qui s’ouvre sur le visage déconfit de la femme abandonnée, prend vite l’aspect d’une couleur tendre, d’une aquarelle feutrée. La mélancolie est lumineuse, la jalousie est comme adoucie, et semble tout au plus heurter le cours d’un amour qui déborde les générations.