Là où les spectres de l’histoire argentine rejoignent les cauchemars d’une enfance refoulée, Leopoldo Brizuela installe La Nuit recommencée, un roman terrorisant.
On ne remercie jamais assez les dictatures. À leur insu, les ogres galonnés latinos, les mass murderers patentés d’Amérique du Sud, les Pinochet et consorts, fournissent un carburant efficace, et hélas inépuisable, à la littérature : la terreur. Les méandres des mémoires meurtries, les logiques barbares de la violence institutionnalisée, la dentelle subtile des compromissions diverses, tout cela est pain bénit pour des romanciers qui, d’Alan Pauls à Horacio Castellano Moyas, manipulent cette matière fissible, la peur. Et donnent de grands romans, à l’image de cette Nuit recommencée de Leopoldo Brizuela.
Livre gigogne, La Nuit recommencée déplie, à partir d’un fait divers dans l’Argentine de 2010 (une intrusion nocturne dans une maison bourgeoise, avec la bénédiction d’une police corrompue), une double histoire, intime et nationale. Celle, d’abord, de Leo Bazan, écrivain et témoin du fric-frac, ouvrant une brèche dans sa mémoire, et se rappelant une soirée de 1976 qui fait étrangement écho à celle-ci. Un point aveugle de sa vie, une soirée où le gamin qu’il était voit un commando faire irruption chez ses parents et, de là, passer chez leurs voisins, les Kuperman, une famille de juifs argentins. Le Leo de 2010, avec ses armes, l’écriture et la mémoire, paradoxalement dérisoires et surpuissantes, s’efforce de dissiper les ombres du passé, de reconstituer, a posteriori, cet épisode consigné dans les limbes. C’est le mouvement du livre : faire sauter les verrous du refoulement. Un refoulement dicté par la peur : « Il me semble que les quelques souvenirs que j’ai gardés de ce soir-là, ces trois personnages – mon père, ma mère et moi – sont pareils aux éléments d’un atome, et que m’y attaquer peut libérer une énergie qui me détruira », confie Leo à l’un de ses amis. De fait, à force de se lancer à l’assaut de ce souvenir récalcitrant, à force de l’écrire et de le récrire pour l’enserrer au plus près, Leo fait surgir un monstre, mixte d’antisémite et d’exécutant mécanique du Mal. On ne révélera pas les conclusions de cette enquête mémorielle, on se contentera de dire que le plus monstrueux est parfois le plus proche…
Leo ouvre une boîte de Pandore personnelle, mais aussi collective : le travail erratique, complexe et douloureux de la réminiscence, exhume également des pans entiers de l’histoire de l’Argentine. Car le père de Leo est passé, au cours des années 1930, par les bancs de l’ESMA : l’évocation de l’École de mécanique de la Marine est l’occasion d’entrer en détail dans les rouages de cette institution qui a aussi, dans la seconde moitié des années 1970, le triste privilège d’être un centre de détention et de torture. Quant à Diana, la fille des Kuperman, elle est mêlée de près à l’une des grandes affaires du régime, le scandale Papel Prensa, du nom de cette fabrique de papier appartenant au magnat juif David Graiver et qui, à sa mort, en 1976, tombe par des voies douteuses dans l’escarcelle des principaux journaux du pays… Mais la précision factuelle du livre, cette façon de tutoyer l’archive, ne se résume pas à un catalogue d’exactions ou à une sinistre litanie des droits de l’homme bafoués. Il s’agit d’une autre modulation du cri bouleversant de Conrad dans Au coeur des ténèbres : « L’horreur ! L’horreur ! » Car c’est bien ce qui ressort de cette ténébreuse nuit argentine : l’inenvisageable, à l’image de l’ESMA, « l’au-delà de l’horreur, l’endroit où il n’y a pas même la place pour un corps, où il n’y a plus ni loi, ni espérance ». Leopoldo Brizuela nous force, bon gré mal gré, à fixer l’abîme le plus insondable, celui du néant. Il nous rappelle que la littérature n’est pas un passe-temps, une rêverie de plus, mais un acte héroïque : celui qui consiste à se tenir au bord du gouffre de notre propre peur. Pour, peut-être, « essayer de la désamorcer, l’exprimer, la comprendre ».