Mythe surgi de la Roumanie de Ceausescu, Nadia Comaneci, la gymnaste au corps d’enfant, est la mystérieuse Petite Communiste qui ne souriait jamais.
Tout le monde se souvient de la petite gymnaste roumaine, Nadia Comaneci, 14 ans, gracile, effilée, légère, défiant les lois de la pesanteur, mettant en échec le tableau d’affichage, programmé pour un seul chiffre avant la virgule, mais pas pour un 10. C’était aux Jeux de Montréal 1976. Ces images, repassées en boucle, saturées de commentaires, ont fait le tour de la planète… et créé l’icône. Mais quel être de chair et de sang se cache derrière l’adorable petit corps aux lignes si pures ? C’est ce qu’a imaginé Lola Lafon dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais.
D’ailleurs, elle avertit le lecteur d’emblée. Même si les événements sont exacts, il ne s’agit pas d’offrir une « reconstitution historique de la vie » de la gymnaste, mais de « redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990 ». Pour cela, elle alterne récits dûment documentés des moments forts de la vie de Nadia, et échanges purement fictifs, parfois épistolaires, parfois téléphoniques, entre la narratrice et la gymnaste. Le résultat crée la surprise. Il en ressort une Nadia déterminée, dépourvue d’émotion, ne connaissant ni la peur ni la souffrance, prête à tous les sacrifices et les risques pour écraser les autres, collectionner les 10. Une machine de l’Est. Une tueuse. Un produit du communisme, se dit-on, un peu trop facilement.
En effet, au-delà du projet annoncé dans l’avantpropos, Lola Lafon nous offre un procès en règle des discours médiatiques et officiels qui ici se rejoignent. À travers une mise en exergue des commentaires entourant l’exploit, elle démonte non seulement le mythe mais la machine à fabriquer le mythe. Avec succès, malgré des redondances.
Elle dénonce d’abord le regard masculin, et surtout misogyne, posé sur le corps asexué de la jeune gymnaste, ces journalistes bêtifiant salivant devant son absence de formes féminines présentée comme un atout : « Tout ça, seins, hanches, explique un spécialiste lors d’une retransmission, ça ralentit les tours, ça plombe les sauts, c’est moins propre comme ligne. » Quitte à forcer un peu le trait, Lola Lafon montre comment Nadia arrive, la même année, après deux autres petites filles médiatisées qui renouvelent le canon : Jodie Foster dans Taxi Driver et Brooke Shields dans La Petite. Qui n’a pas rêvé de tenir cette « Lolita olympique » dans le creux de sa main ?
Dans l’échange entre Nadia et la narratrice, le choc des points de vue entre une femme de l’Est et une femme de l’Ouest crée un feu d’artifice sidérant. Lorsque la narratrice lui reproche d’avoir contribué à la fabrication de son image de « fillette innocente qui surgit de nulle part », assurant ainsi la promotion du système communiste, sa réussite totale, Nadia répond : « Ah oui, bien entendu ! Les Roumains vendaient le communisme ! En revanche les athlètes français ou américains, aujourd’hui, ne représentent aucun système, n’est-ce pas, aucune marque… » Et l’échange se poursuit sur le même mode, démontant les idées reçues, d’un côté comme de l’autre. L’échange entre les deux personnages de fiction n’a pas seulement pour but d’inventer une voix off, mais d’enclencher aussi un mouvement dialectique. Des points de vue contraires, fondés sur des a priori, s’entrechoquent et font voler en éclats nos schémas de représentation.
Dans la deuxième partie, la narratrice se rend en Roumanie pour rencontrer les personnes qui ont connu Nadia. Elle s’inscrit là dans une quête de la vérité, au-delà des clichés.
Car, avec La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon ne juge pas. Elle nous renvoie à nos préjugés.