Problème central soulevé par Proust dans son Contre Sainte-Beuve : comment raconter fidèlement la vie d’un artiste sans retracer les mouvements de son imaginaire ? La biographie, si elle ne remue pas les tréfonds ne dit rien, puisque le moi social est au mieux un clone éthéré, au pire un traître du moi créatif. Ainsi Lewis Carroll : maître du pays des merveilles pour ses lecteurs à jamais, professeur de mathématiques à demi-sourd et bégayant à Oxford au milieu du XIXe siècle. Comment choisir ? En ne choisissant pas : l’un et l’autre coexistent dans le spectacle de Macha Makeïeff, et c’est bien là la finesse de ce Lewis versus Alice présenté au dernier festival d’Avignon. Le spectacle aurait pu s’intituler les carnets du sous-sol de Lewis, car sous cette rhapsodie onirique dominée par le nonsense qui désarçonne par moments, l’auteure et metteure en scène nous révèle sa vision de ce qu’est la vie souterraine d’un esprit d’artiste. Une constante divagation sans récit, des images brèves, enfantines, et fulgurantes. Le spectacle se fonde sur deux personnages : Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, et Alice, alias Alice Liddell, fille du recteur d’Oxford et « ami-enfant » comme la surnommait Carroll qui écrivit pour elle ce conte d’une petite fille qui à sept ans poursuit un lapin dans son terrier. Cette pièce organise son exubérance avec une constante symétrie ( et l’on oublie jamais que Dodgson/Carroll enseignait la logique…), que ce soit dans la scénographie, minutieusement pensée, des animaux empaillés, cochon, lapin, au rythme des lumières, ou dans le jeu de la formidable troupe qu’a réuni Makeïeff, mais aussi dans l’équilibre entre les épisodes biographiques, et les fameuses scènes du livre, la partie de croquet, l’apparition du chat de Cheshire, la suggestion du « non-anniversaire »…
Le dialogue qu’entretiennent Charles Lutwidge Dodgson, incarné par Geoffrey Carey, qui fait vivre l’étrangeté du personnage, et Lewis Carroll, drôle de Geoffroy Rondeau en chemise à fleurs et canne à pommeau d’argent, permet à la rêverie d’avancer en ses différentes parties. Leur font écho deux Alices, l’une parlant français, l’autre anglais, deux enfants-femmes, à jupes courtes et innocence taquine, telles que Makeïeff les engendrait déjà dans Les femmes savantes. On retrouve d’ailleurs Vanessa Fonte endossant le rôle d’une Alice à peine sortie de l’enfance, qui réussit à nous émouvoir dans sa terreur de vieillir, de quitter ce monde qui la captive et la tient captive. Sur ce petit monde, la reine Rosemary Standley et ses chansons offrent une tonalité très britannique à cette singulière rêverie de Makeïeff.
Si l’on compare cette pièce à l’Alice récente d’Emmanuel Demarcy-Mota, qui avait choisi une voie plus grandiose, plus inquiétante, plus enfantine, au sens freudien, cette Alice-ci se révèle plus proche de Peer Gynt que du monde de Lewis Carroll. Car il est question de savoir quitter le monde imaginaire pour rejoindre le monde réel, de quitter le mythe pour rejoindre la vie, retour douloureusement accompagné par la mélancolie lyrique de Rosemary Stanley. Il y a plus de tristesse que d’effroi dans cette lecture d’Alice : la vie en pensionnat de Carroll, l’ennui du professeur de mathématiques à Oxford, la rencontre avec la jeune Alice, les mauvaises langues qui soupçonnent l’auteur d’aimer trop les enfants, la fuite d’Alice dans « la forêt de ceux qui n’ont pas de nom » à la fin, sont autant de glissements pathétiques révélés par le jeu de plus en plus grave de Geoffrey Carey. Lewis versus Alice, ou le sourire sous les larmes.