« Le centre ne peut tenir », ce vers de Yeats, qui donne son titre à l’expo, dit d’emblée qu’il sera question de géométrie. De géométrie humaine : renouant avec les ambitions romantiques et surréalistes, mais dans des termes et des médiums qui sont les nôtres, il s’agit d’explorer de nouvelles coordonnées anthropologiques, de baliser de nouvelles configurations d’existence. Soit à travers cette dizaine d’oeuvres d’artistes contemporains, produites ad hoc pour l’exposition, porter haut l’étendard d’un mot d’ordre fameux : « changer la vie. » Faire trembler les catégories qui la définissent, déterminent existence et comportement.
Ainsi, Bazar, de Danielle Dean, cette vidéo qui emprunte aussi bien au collage qu’au docu poétique, donne aux objets du quotidien une tout autre dimension. Littéralement : on pense à cette cafetière qui a la taille d’une jeune femme. Perturbation de notre rapport aux accessoires banals : ceux-ci deviennent des objets de contes de fée, sont arrachés à leur stricte étroitesse fonctionnaliste, tandis que les quatre jeunes femmes du film s’émancipent de leur statut de ménagères-utilisatrices, deviennent créatrices d’un autre rapport, à la fois réenchanté et critique, aux objets. Le poétique est politique, bouleverse la notion même de consumérisme.
Isabelle Andriessen, elle, avec Tidal Spill, remet en cause notre singularité, notre spécificité prétendue. Ses formes sculpturales, qui évoquent des moignons, des bustes difformes, sont soumis à l’action dissolvante, destructrice, de produits chimiques ou de courants électriques. Rappel que l’usure, le vieillissement, tous les processus biologiques d’évolution sont aussi et d’abord des processus physico-chimiques. Appel à l’humilité, à en rabattre de notre anthropocentrisme – nous obéissons aux mêmes lois matérielles que celles qui régissent la matière inerte. Extension du domaine de l’humain, qui s’inscrit dès lors dans un continuum avec l’inanimé.
Quant à Kenny Dunkan, c’est rien moins que l’idée même du vivant qu’il fait vaciller. En reprenant les modes et les figures des représentations chrétiennes – des suaires, des gisants – en jouant sur les matériaux – serviettes de bain, cheveux naturels – il réinvente, réactualise cette imagerie. Mise en abyme vertigineuse : il redonne vie au présent à une tradition pluriséculaire, qu’on aurait pu croire défunte, et qui, elle-même, brouille les limites de la vie et de la mort. Car le corps du Christ dont les traces s’impriment sur le suaire, car les corps des morts représentés sous formes de gisants, sont des corps appelés à la résurrection. Il faudrait parler aussi du travail de Julien Creuzet, à partir de coquillages aux larges pavillons, qui servent de monnaies d’échanges ou de moyens de communications dans certaines cultures insulaires, assemblés au moyen d’arabesques suspendues. Comme pour tracer un réseau qui appartienne à la fois à la nature et à la culture. Comme pour rendre caduque la distinction entre les deux.
Exposition Le Centre ne peut tenir, Lafayette Anticipations, jusqu’au 9 septembre