Trois heures du matin. Coca éventé, pizza tiède. Laurent Binet vient de finir une partie du jeu vidéo Civilization. Regarde l’écran de son ordinateur. Idée brillante : tiens, si je faisais un roman sur le même principe ? Un truc qui bousculerait la donne de l’Histoire ? Un affrontement entre des puissances culturelles, militaires, qui déboucherait sur un autre équilibre géopolitique que celui qu’on connaît aujourd’hui ? Il reprend une gorgée de Coca tiède. Tiens, on pourrait dire que les Incas partent à la conquête de l’Ancien Monde, et pas l’inverse… Oui, qu’ils débarquent en plein XVIe siècle, dans ce panier de crabes religieux et cet écheveau d’alliances politiques qu’est l’Europe. Et qu’ils deviennent les maîtres. Laurent Binet ouvre un fichier Word, sa to do list pour ce roman qu’il va baptiser, voyons, Le Choc des civilisations, non c’est déjà pris, alors va pour Civilizations. Il note : 1-lire une synthèse sur le XVIe siècle, Charles Quint, la Réforme, tout ça. Laurent Binet mâchonne un bout de pizza figée, déjà surexcité à l’idée de faire défiler Charles Quint, Mélanchton, Luther, le banquier Fugger. Il continue à taper : 2- Ressortir mes Lagarde et Michard et mon vieux manuel de philo de terminale. Relire les morceaux choisis des Lettres Persanes, de Montaigne, de Machiavel. Ah aussi, ne pas oublier, quelques pages de Don Quichotte. Parce que, se rappelle Laurent Binet, qui s’étire et bâille, je suis un écrivain, faudrait pas l’oublier. Il réfléchit un instant, puis le clavier crépite : 3- Commander sur Amazon une saga scandinave, une anthologie des récits de voyage du XVIe siècle. Binet, qui relance une petite partie de Civilization, se dit que son Civilizations à lui sera aussi un jeu littéraire, un jeu de pastiches, qu’il va ouvrir sur une saga, poursuivre avec des fragments du journal de Colomb, et que le gros du livre, la naissance et l’apothéose de l’empire inca d’Europe, aura des allures de chronique du XVIe. Et on finira avec du faux Cervantès…
On avoue, tout ce qui précède est pure supposition, on ne connaît pas les circonstances exactes qui ont présidé à la gestation de Civilizations (peut-être était-ce du Pepsi, pas du Coca). Mais c’est bel et bien un roman de geek. Un roman refermé, replié sur lui-même. Binet l’a amplement prouvé (HHhH, La Septième Fonction du langage), l’Histoire est son terrain de jeu de prédilection. Et avec Civilizations, la gageure était de s’ouvrir à un autre point de vue que la version occidentale de l’Histoire des Grandes découvertes. Mais Binet n’envisage jamais un autre récit : il se borne à changer les noms. Simple jeu d’équivalences, où les Incas prennent la place des Européens, et l’Ancien Monde celle du Nouveau Monde. Sinon, c’est toujours la même Histoire, sur le plan pulsionnel (l’appétit de conquête domine aussi chez les Incas) et événementiel (considérations tactiques, alliances, batailles). Bref, on est en terrain familier, prisonniers d’une perspective archiconnue. Et si Binet fait de ses Incas des observateurs étonnés des coutumes religieuses des Européens, de leur dévotion pour un « dieu cloué », il se contente de réitérer l’artifice des philosophes du XVIIIe : le point de vue n’est pas celui des Incas, des « autres », mais celui, tout abstrait, d’un personnage faussement naïf, créé pour les besoins d’une critique de l’Eglise. Binet, en bon geek, demeure fermé à tout ce qui serait extérieur à sa culture. A tel point que les artistes, dans l’empire inca européen, sont les nôtres : Michel-Ange ou Titien… Qu’on se rassure, même sous la coupe des envahisseurs du Nouveau Monde, la culture occidentale demeure souveraine…