Comme on parle de fond de l’air, le fond du Bocage à la nage d’Olivier Maulin est anar. Une faune d’individus s’y fédère sous le courtois slogan reporté sur le panneau du domaine du Haut-Plessis : « Prière de ne pas nous emmerder. »
Anar désigne moins un positionnement politique qu’une humeur. Une humeur de lâchemoi la grappe. L’anar ne théorise pas sur la police comme bras armé du capitalisme : il aime pas les képis, point barre – « flicaille, condés, matuche, poulets, perdreaux, poulardin, toute la volaille pourrie ». L’anar, c’est la France d’en bas qui dit merde à celle d’en haut. Et la France des champs à celle des villes. Nous sommes au coeur d’une Mayenne fièrement campée sur sa ruralité.
Utilise-t-on vraiment ces mots en Mayenne ? Non, évidemment. Pas plus qu’on ne dit « ciboulot », « poiscaille », « Jean-foutre », « bourre-pif », « berlue », « furax », « vioques », « vioquards », « tarin », « barouf », « tout le toutim » et autres antiquités verbales ressorties par Maulin. Celle langue tient plutôt de l’argot du Ménilmontant des années 30-60. La sédition n’est pas géographique mais temporelle. L’anar est d’abord en bisbille avec son temps, qui n’est justement pas le sien. L’anar est d’ailleurs si souvent vieux que « vieil anar » est devenu un syntagme insécable. A l’exception de Léonie, qui incarne non pas tant la jeunesse contemporaine (quelle horreur) que l’invariant de la jeune femme désirable, le casting du roman présente une moyenne d’âge élevée.
C’est ici que l’anar est de droite. Ici que son refus s’incarne en camp retranché, ou en vieille maison dupontellienne encerclée par les spéculateurs immobiliers. Ici que le genre attitré de l’anar est le nanar d’antan, avec ses duos de flics pas dégourdis (Martin et Béjart) et des coups de fil du ministre de tutelle pour limoger ces nickelés, car dans le dossier « y a de quoi faire sauter trois fois la République ».
Mais c’est aussi ici que Le Bocage à la nage s’émancipe de la majoritaire litanie réac. Parce que justement il ne s’agit que de nanar. Le camp retranché est gaulois jusque dans l’inconséquence. On y festoie en paillards banquets dont les tonitruantes imprécations retomberont avec l’ivresse, si jamais elle retombe. « S’ils suppriment les quotas, j’m’immole par le feu devant la préfecture ! Il y eut un éclat de rire général. » Ainsi va la Gaule : la diatribe y est aussi provisoire qu’une érection, et tout finit par des chansons rieuses. Fond réac ? Fond comique. Rien de tel qu’un peu de sauce réac pour égayer les débats de table – et avant de vomir un attablé clamera : « marre du politiquement correct ! »
De la revendication identitaire, Maulin s’extirpe surtout par la radicalisation. Par le rehaussement du vieux réac en contre-révolutionnaire prompt à « faire chier la République », comme le bien nommé Jean Chouan. Fantasmer sur l’Ancien Régime ou le Moyen Age, ça a déjà une autre gueule que la routinière nostalgie des années 50-70. Maulin s’élève de la case Murray à la case De Maistre (ou Cioran, ou Céline). Et ne s’arrêtera plus en chemin. Alors que « le comte n’avait qu’un seul ennemi, mais de taille : le monde moderne », Louis, auteur d’une belle diatribe contre le remembrement, en vient à conclure : « Je tiens la civilisation pour le grand fossoyeur de l’humanité. » Attendu que les « Egyptiens sont des dégénérés », jusqu’où remontera-t-on ? Loin, si loin que le saut n’est plus temporel mais topographique. Le livre commence avec Philippe Berthelot, représentant en monte-escaliers, en train de consulter une carte. Ce qui arrive par la suite tient du changement d’échelle, de la déviation, de la sortie de route. Le récit fait un écart qui nous projette à l’écart, à part, nulle part, en utopie. Non pas le monde d’avant, mais un autre monde. Celui dont rêva le philosophe Jean-Louis Aubert ? En tout cas un territoire soustrait aux lois ordinaires et régulé dans un esprit rétrocommuniste : (« L’avant-garde du grand retour en arrière »), où chacun cultive sa propre parcelle et se promène nu s’il le souhaite.
Tout ça par la grâce du comte du Plessis, vieil aristocrate loufoque et alchimiste à ses heures. De la boue en or ? Non, une société verrouillée en communauté libre. Grâce à la magie de l’écrit. J’écris communauté libre, et hop c’est fait. L’alchimiste en chef, c’est le narrateur. Celui qui raconte. Celui qui, racontant, peut tout. Celui qui peut figurer un bocage inondé ou un « Pote-Jésus » venu de la planète Mer flanqué de son âne Ali Baba. Ici, le seul maître est le pourquoi pas. « A partir du moment où il y avait un monde des fantômes, pourquoi n’y aurait-il pas un monde de nains ? C’était son raisonnement. » Dans ma chambre, lisant cela, il y eut un éclat de rire général.
Schématisons : dans son drolatique roman, Maulin tantôt délivre des discours via ses personnages, tantôt les met en action. Quand il discourt, il est réac. Quand il narre, il est libertaire. Le discours ressasse le foutu, le récit explore le possible. Le discours est anar, le récit est anarchiste.