Une expo remarquable, au musée des Arts décoratifs, pour s’orienter dans l’oeuvre profuse d’un géant du graphisme, Roman Cieslewicz.
Il y a quelque chose de panique chez Roman Cieslewicz (1930-1996), fer de lance des affichistes polonais avant de devenir le meneur des plus belles insurrections esthétiques du graphisme made in France. Oui, il y a quelque chose de panique, et pas seulement parce que l’expatrié, qui a posé ses bagages à Paris en 1963, était un intime du petit cercle d’agitateurs de Topor. Tout chez lui a quelque chose de convulsif, ne serait-ce que sa pratique, protéiforme, émaillée de ruptures et de changements de cap. Le voici tantôt adepte d’une économie concentrée de moyens et de couleurs, à l’instar de cette maquette pour une affiche de 1995, « Non aux armes nucléaires », un simple slogan surmontant le pictogramme familier de la radioactivité. Ce qui ne l’a pas empêché de flirter de façon poussée au début des sixties avec le pop art et ses chatoiements d’imagerie publicitaire, tels ces deux Superman jumeaux de 1968, incarnant chacun une des deux superpuissances de l’époque. Ironique variation sur les titanomachies de superhéros, bien sûr, mais ce qui saisit, sidère, même, au sens presque clinique du terme, c’est le dynamisme de ces deux figures qui courent vers nous. Effet-choc garanti. Comme si c’était au tour du spectateur de se convulser.
C’est peut-être la grande constante du travail de Cieslewicz le caméléon : une esthétique de la commotion. Amélie Gastaut, conservatrice des départements Publicité et Design graphique du musée des Arts décoratifs et commissaire de cet exposition qui réussit le tour de force de domestiquer le foisonnement d’une production gargantuesque, confirme chez Cieslewicz cette tendance à ébranler le spectateur. Le graphiste, nous explique-t-elle, aspire à dépasser la simple communication. Citoyen revendiqué, voire farouchement engagé, ses « arrêts sur image » saisissants, ses compositions perturbatrices (on pense à ce photomontage pour le numéro 4 d’Esquire qui démultiplie les Hitler) visent à s’emparer de nous.
Tressant fil chronologique et approches thématiques, l’exposition détaille les grandes phases d’une création en perpétuelle évolution. Les affiches en Pologne, la première période parisienne, les commandes pour Elle et Vogue, les couvertures, en 1968, pour la collection 10/18 de Christian Bourgois, les couvertures d’Opus international, la revue de Georges Fall dont l’une, mémorable, figure les traits de Godard sertis, à l’endroit de l’oeil, d’une pastille réfléchissante, circulaire. Mais il y a aussi les collages répétitifs de la seconde moitié des années soixante, conçus dans son atelier, et qui sont la traduction visuelle d’une fascination avouée pour la « masse », la masse d’informations en particulier. Une fascination qui remonte au choc (on y revient… ) des vols denses de Stukas qu’il voyait, gamin de 9 ans, sillonner le ciel polonais. Sans oublier cet autre choc, plus organique qu’historique cette fois, cet accident cardiovasculaire, en 1985, qui le contraint à se restreindre, à réduire son éventail chromatique pour ne conserver que le noir, le blanc et le rouge.
Reste que le choc le plus durable est peut-être celui qu’éprouve tout amateur d’art lorsqu’il a le sentiment d’entrer dans l’intimité d’une création. De quitter sa position de visiteur, d’endosser, le temps d’une expo, le statut du témoin. Il faut revenir au titre de l’expo, cette « fabrique des images » et constater qu’Amélie Gastaut l’a pris au pied de la lettre. Cieslewicz, nous éclaire-t-elle, se constituait au quotidien un gigantesque stock d’archives, découpant images, articles, publicités, et les serrant dans des centaines de boîtes dont il tapissait les murs de son atelier exigu. Cet obsessionnel passait au tamis l’efflorescence de la presse (il appelait cela « fouiller dans poubelles »), puis classait le tout méthodiquement, assignant à chaque boîte un thème. Il puisait ensuite à grand renfort de photocopieuse dans ce fourmillant réservoir de matière premières pour ses collages. Et l’exposition donne à voir une partie de leur contenu. La boîte « Blanc », par exemple, recélait une pub pour Dior, une photo de buste antique, une pub pour un fer à repasser… A quelles combinaisons inattendues, à quels chocs d’images un tel inventaire hétéroclite aurait-il pu donner lieu ?