C’est une constante obstinée : le théâtre nô fascine, nourrit les artistes du monde entier, les invite sur des chemins inexplorés. Pour beaucoup, le Nô est un bain de jouvence. Ce fut Ezra Pound, Bertolt Brecht, Paul Claudel, Pascal Quignard. C’est aujourd’hui, Peter Sellars, et Kaija Saariaho : Only the sound remains, est une fulgurance révélée sur la scène de Garnier. Une apogée du Nô, en musique, en ombres et en mouvement. « Seul demeure le son » nous souffle le titre, en effet, l’esthétique nue, tendue, du metteur en scène américain, ses jeux d’ombre, délicats et grandioses, poussés à la perfection, permet à la musique de Saariaho de dessiner son cheminement. Kaija Saariaho, rare compositrice de musique contemporaine à être, vivante, jouée sur les scènes du monde entier, trouve dans cet opéra une nouvelle consécration française. La Finlandaise met ses harmonies post-spectrales, développées par l’électronique, au service de deux contes, qui sont, comme toujours dans le théâtre Nô, le récit de la rencontre d’un homme avec son âme. Car sans doute est-ce cela que viennent chercher les artistes dans le nô : le fabuleux, ce lieu de l’imaginaire qui accueille le mystère, lui donne présence, ici, chant.
Ce sont deux pièces que présentent Saariaho et Sellars, Tsunemasa et Hagomoro, à mi-chemin du conte et du rêve, et réécrites par Ezra Pound dans son Anthologie du théâtre nô. Une rencontre entre le terrien et le spirituel, l’humain, ses angoisses, sa nervosité, le céleste, sa plénitude. Les cordes sont mélancoliques dans le premier, les clochettes éblouissent la seconde. Deux hommes, Davone Tines, ténor à l’allure majestueuse, et Philippe Jaroussky, magnifié par ses deux rôles, de spectre et d’ange, et par l’électronique qui vient placer sa voix en orbite, assument les chants de Saariaho. Le dur, le plein Tines se confronte au divin, ici presque surnaturel, Jaroussky. Mais ils ne sont pas que voix, leurs corps participent pleinement au spectacle. Leur chorégraphie se révèle terriblement sensuelle dans le premier conte- on ignorait que ces chanteurs puissent assumer si bien la beauté de leurs corps. Jaroussky, devient un spectre affamé du corps de l’autre, Tines un objet infini de désir. Ce mouvement s’inverse dans la seconde partie, l’ange Jaroussky attire le pêcheur, et le désir se concentre aussi sur la troisième superbe présence du spectacle : la danseuse Nora Kimball-Mentzos, hypnotisante. Sellars et Saariaho montrent à chaque instant de cet opéra qu’ils s’affranchissent de toute règle, qu’ils font du nô, tout en parlant d’amour, qu’ils installent une danse sur une musique post-spectrale, qu’ils portent aux nues les voix, mais invitent aussi une danseuse sur scène. Le fabuleux du nô leur offre cela. Une renaissance.