Anatomie d’une conscience de l’Amérique au musée du quai Branly avec une belle expo sur Paul Robeson.
Paul Robeson (1898-1976) a eu mille vies. Athlète, chanteur, acteur, militant de la cause noire, communiste fervent… Matière rêvée pour un biopic aux petits oignons, un grand barnum hollywoodien. Ce qui serait un contresens flagrant, car, loin d’avoir été récupéré par l’industrie du divertissement, ou soumis à ses diktats, Paul Robeson a su inverser le mouvement, transformer le pur divertissement en geste politique. Et cette captivante expo, qui évite le cours de la grande narration un peu écrasante pour prélever quelques moments de la vie de Paul Robeson, brosse un portrait juste et sensible de cette grande voix pour qui le divertissement était un engagement. Si l’acteur a pu interpréter des rôles mal dépêtrés des clichés qui collent aux Noirs, il n’en reste pas moins, comme le souligne la commissaire Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation au quai Branly, qu’il a tenté de s’émanciper des stéréotypes. Cette reprise en main, on la distingue encore mieux au théâtre. Certes il accepte de jouer sous l’égide de producteurs, d’auteurs blancs, mais il rêve d’une pièce qui serait tout entière le fait de Noirs. Ce sera le cas à Londres avec le Toussaint Louverture de C.L.R. James à Londres. « Empowerment », dirait-on aujourd’hui, ou comment conquérir son autonomie créatrice…
Transformer le divertissement, c’est aussi le dépasser. Certes, Paul Robeson fut une voix magnifique (superbes extraits émaillant la visite) ; certes, son visage a la plastique des acteurs (ce n’est pas pour rien que la première section de l’expo s’intitule « Modèle » et rappelle que Carl Van Vechten le pris pour sujet de photos restées fameuses). Mais Robeson était aussi et peut-être surtout un intellectuel, il a toujours dépassé le pur divertissement par la réflexion et la pensée. Témoin, son amitié avec WEB Du Bois, témoin aussi son séjour à Londres avec sa femme, Eslanda, dans les années 30. C’est l’époque où il déclare vouloir « devenir africain », et se forge une sensibilité panafricaine, étudiant plusieurs langues du continent, tandis que sa femme s’intéresse à l’anthropologie. Dépasser le divertissement, ce n’est pas seulement penser, c’est agir aussi. Et très concrètement, d’un concret sonnant et trébuchant : avec Eslanda, en 1937, il soutient financièrement la création à New York du Council On African Affairs, qui réunira, jusqu’en 1955, des militants modérés. Et s’il est vrai que le divertissement est par essence collectif, consensuel, que le cinéma et la radio sont, comme on le disait à l’époque, des mass media, Robeson ne s’est jamais plié à la dictature de l’unanimité à tout prix. Bien sûr, sa « Ballad for Americans », chantée sur CBS le 5 novembre 1939 était un hymne fédérateur. Mais comment oublier que dix ans plus tard, des agitateurs racistes viennent empêcher un de ses concerts ? Car l’homme, communiste, militant des droits civiques, anticolonialiste, dérange l’Amérique conservatrice, réac, viscéralement anticommuniste de l’après Seconde Guerre mondiale.
Mais l’épisode le plus marquant est sans doute celui du 14 juin 1949. Invité à Moscou à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Pouchkine, le voilà qui reprend le chant des partisans du ghetto de Varsovie. Lui, prétendument stalinien jusqu’aux ongles, entonnait le chant de la résistance juive en hommage à deux de ses amis, victimes des purges antisémites de Staline. Chanter ou résister, Paul Robeson n’a pas choisi. Le divertissement est bien une arme.