Damien Aubel : Leopardi a 1 soeur : quelle était leur relation ?
Mario Martone : Ils détestaient tous les deux leur mère, froide et redoutable. C’était Paolina qui donnait à Giacomo l’amour qu’il cherchait désespérément, une affection faite de jeux et de très grande complicité. Paolina était également une auteure et une traductrice remarquable, mais elle est toujours restée prisonnière de la petite ville de Recanati. Elle n’en sortira pour la première fois que très âgée. C’est la seule personne de la famille, mis à part le père, avec qui Leopardi restera en contact jusqu’à la fin.
D.A. : Ranieri, le grand ami de Leopardi, et Giacomo sont-ils les 2 faces du romantisme : l’une sombre, l’autre solaire ?
M.M. : Obscurité et lumière se mélangent chez les deux amis : Giacomo pouvait être lumineux comme une étoile et Ranieri déprimé jusqu’au suicide, mais les choses changeaient très vite… Ranieri était très politisé, il combattait pour ses idéaux, ceux du Risorgimento italien, ce qui plaisait à Giacomo qui, lui, était dépourvu d’idéalisme. Il voyait beaucoup plus loin, il voyait qu’à la fin de l’existence et à la fin de l’histoire il n’y avait rien. Mais il croyait en la force des illusions qui donne sa matière à la vie. Et Ranieri était vivant.
D.A. : Votre mise en scène est double – à la fois très réaliste (le corps de Leopardi, les décors) et onirique. Pourquoi ce parti pris ?
M.M. : Double est l’âme de Leopardi : d’un côté matérialiste et concrète, de l’autre visionnaire et sidérale. « L’Infini », qui est peut-être son poème le plus célèbre, donne le vertige : on sent l’espace cosmique résonner autour de nous. Et en même temps on a les coordonnées exactes du lieu où se trouve le poète, le jardin où il est assis, le buisson devant lui, comme une photographie.
D.A. : Leopardi a 1 véritable adversaire – la Nature. Pourquoi ?
M.M. : La Nature le dévaste avec la maladie (le mal de Pott, inconnu à l’époque). Leopardi fait de la Nature une entité inaccessible et indifférente aux destins des humains. On a plus ou moins de chance, mais nul n’échappe à l’obscur abîme dans lequel tout plonge. Une pensée de ce genre, au début du xixe siècle, n’était pas évidente, encore moins dans une petite ville de province, rétrograde, liée à la Papauté.
D.A. : Il y a une ellipse de 10 ans dans votre film.Pourquoi ce « blanc » ?
M.M. : L’histoire de Leopardi se déroule dans le film sur trois périodes emblématiques de sa vie : la vie à Recanati, cette prison paternelle, avec ses illusions de gloire, la vie de bohème à Florence avec ses illusions amoureuses et, enfin, la vie napolitaine où les illusions sont mortes et où, devenu « philosophe indien », il se laisse porter sans plus résister. Les deux passages temporels d’une époque à l’autre se font, le premier à travers une ellipse de dix ans, le deuxième à travers un bref mais décisif passage dans la ville de Rome que Leopardi détestait.
D.A. : Enfin, malgré sa condition physique, Leopardi a écrit des milliers de pages. L’écriture était-elle une façon de survivre?
M.M. : Vie et écriture étaient une seule chose pour Leopardi qui, malgré la maladie, avait une extraordinaire énergie physique et mentale. Il n’y a pas une ligne, pas un vers qui ne soit autobiographique (chose très rare pour un écrivain et poète du xixe siècle). C’est exactement cela qui m’a poussé à réaliser le film. Quant à l’écriture, dans le sens le plus physique du terme, notamment à la fin de sa vie, c’est Ranieri qui lui a prêté sa main. Dans les dernières années, Leopardi ne faisait que dicter…