Avec Une vie simple, Ann Hui marche sur les pas des grands cinéastes asiatiques et dresse un double portrait: celui d’un maître et de sa gouvernante et celui de Hong Kong, au croisement du monde d’hier et de la fébrilité d’aujourd’hui.
L’amitié étrange et complexe entre un jeune maître et sa vieille gouvernante : tel est le point de départ d’Ann Hui pour dresser ce superbe portrait d’Hong Kong, prise entre tradition et modernité. Quelque part entre le documentaire et le mélodrame, la cinéaste suit pas à pas la manière dont Roger, fameux producteur de cinéma, assiste et guide vers la mort dans une pension de retraite celle qui l’a vu naître. Entre afféteries formalistes et mise en scène cadrée, épurée à l’extrême (on pense à Ozu), Ann Hui rend compte avec harmonie d’un monde où cohabite pour la dernière fois un certain ordre ancien avec celui d’aujourd’hui.
Il y a encore deux mondes qui coexistent au début d’Une vie simple. Le premier, sans remous, de l’honorable servante Ah Tao veillant sur la même famille depuis quatre générations. Le second : celui de Roger, opaque, instable, rapide, pris dans les remous du capitalisme. Le récit de l’étrange lien d’affection entre un homme et sa domestique est prétexte à des cadrages méticuleux. Au cours d’une des nombreuses scènes de repas, Roger et Ah Tao sont filmés en plans larges, de profil dans un même axe. Le plan est long, la scène s’étire classiquement entre rires et larmes. Roger se remémore des souvenirs d’enfance qui font rire Ah Tao. La gouvernante le regarde déglutir et veille à ce qu’il respecte son régime alimentaire. L’ordre ancien et le nouveau occupent le plan ensemble. Pour la dernière fois?
A rebours de ce mélo nostalgique, Ann Hui filme Hong Kong dans un flux discontinu et rapide, loin du rythme au ralenti de la maison de retraite où Ah Tao attend la mort. Dans cette pension, le chef opérateur de Jia Zhang Ke a dérobé à la sauvette quelques gros plans de visages des réels pensionnaires. Hong Kong est filmée à toute vitesse, avec une caméra instable, comme s’il était devenu impossible de réussir à la saisir. Dans cette cité trompeuse, personne n’est celui qu’il prétend : avec son blouson marine, Roger est considéré comme un ouvrier en ventilation à qui l’on s’adresse avec irrespect.
Le déclin du cinéma hongkongais
Les préjugés sociaux ont la vie dure et Roger, pour ne pas embarrasser Ah tao, se fait passer pour son filleul. Dans ce monde nouveau, il est nécessaire de jouer avec les apparences pour survivre. La star Anthony Wong campe son propre rôle de comédien mais dirige aussi une pension, histoire d’éponger ses dettes. Dans un bureau glacial, le réalisateur Tsui Hark fait une apparition drolatique pour tromper un riche industriel et lui soutirer de quoi financer son film. En convoquant des gloires du cinéma hong-kongais, la cinéaste dresse le constat désenchanté d’une société mais aussi d’une industrie cinématographique en perte de vitesse. Depuis la rétrocession avec la Chine en 1997, de moins en moins de films personnels comme Une vie simple sont produits.
C’est dire le prix de ce petit bijou rare, à la fois social et romanesque. En mêlant l’ancien et le nouveau, le cinéma d’hier à celui d’aujourd’hui, Ann Hui tire avec un brin de nostalgie la plus lumineuse des révérences sur un monde en train de disparaître tout en pointant déjà sa caméra vers un avenir à inventer.