Rencontre maladroite entre un homme et une femme, rien de plus banal pour commencer une histoire d’amour. Rien de plus banal non plus qu’elle se termine mal : “Il faut se méfier des débuts surtout dans les histoires d’amour ». Ambiance tendue donc, sur le fil ténu de la douloureuse incompréhension entre deux êtres et de la violence qui en naît. Sur scène, deux temporalités s’affrontent : celle des amants et celle du conte, outil critique du drame qui est en train de se jouer. Cette construction que l’on retrouve dans le texte original de Sigrid Carré-Lecoindre, permet d’approcher au plus près de ce processus incroyable qu’est le pourrissement de l’amour. Au fil de la pièce, à travers les mots de la narratrice, on essaie de comprendre comment ils en sont arrivés là, pourquoi ne pas partir et surtout, pourquoi frapper. Sans réduire la femme au rôle de victime et l’homme à celui de bourreau, le texte coule le long de ce sujet tristement célèbre de la violence conjugale et c’est quasiment dans un flot discontinu que Lena Paugam, la comédienne, en parle. Revêtant le rôle de la narratrice puis celui de la femme, de l’homme, de l’enfant, elle n’arrête jamais son récit et, à l’image d’une séance de transe, se laisse peu à peu possédée par l’histoire. Le conteur, figure majeure du début de la pièce se fait progressivement emporter par son sujet. Son discours chronologique, objectif et détaillé se mue pour devenir une parole confuse au “je ». De cette prise de parole à la fois brutale et déchirante surgit alors une certitude : parler des métamorphoses de l’amour dans ce qu’elles ont de plus tragique peut difficilement s’effectuer à travers le discours méthodique et critique. Une souffrance finalement irracontable, au délà des prouesses de dictions des meilleurs rhapsodes grecs, comme un début de réponse au silence intolérable des femmes et des hommes battus attendant le dernier coup.
Dotée d’un métronome invisible, la pièce monte progressivement en tension. “Parce que c’est rythmique la violence. Parce que l’histoire d’Hedda, est une histoire de rythme courant jusqu’à l’auto-implosion. Jusqu’à la disparition totale de sa propre pulsation. » explique Sigrid Carré-Lecoindre dans le dossier de presse. Un rythme haletant soutenu tout autant par les mots que par le dispositif lumière et son mis en place. Lena Paugam n’est pas tout à fait seule sur scène. Parfois, sa voix est prolongée par une bande son ou bien par une musique, prothèse infatigable d’une parole sans fin. Grâce à une séparation franche entre ombre et clarté, la lumière découpe les espaces et les choses allant jusqu’à défigurer celle qui parle. Marchant sous les réverbères des rues qu’elle finit par arpenter tous les soirs, Hedda perd alors son visage de femme pour arborer celui de la frayeur et presque de la folie. Son corps ne lui appartient plus, il est devenu “le champs d’une bataille ». Sorte de Lol V.Stein qui renonce à son être pour s’offrir entière à un amour, elle s’inscrit dans la tradition de ces héros tragiques dont l’abandon passionnel nous frappe, à la fois fascinant et terrifiant. À travers l’exploration des deux camps, hors de toute dichotomie et victimisation, Hedda s’inscrit ainsi dans le sillage de textes reconnus tels que Le reste vous le connaissez par le cinéma de Martin Crimp où il s’agit avant tout de comprendre avant de dénoncer. Hedda , mise en scène et interprétation de Lena Paugam, texte de Sigrid Carré-Lecoindre jusqu’au 29 mars au théâtre de Belleville
photo (c) Pauline Le Goff