Steven Patrick Morrissey, alias le « Moz » pour les intimes et les thuriféraires dont nous sommes, avouons-le, patriarche de la pop lettrée made in outre-Manche, figure de proue des cultissimes Smiths, a mué. Le maître d’oeuvre de The Queen Is Dead (1986) ce joyau de goguenardise désespérée et de mélodies finement tricotées par son guitariste, Johnny Marr, s’est fait une spécialité de la saillie atrabilaire, douteusement nationaliste. Oublions charitablement ce Moz mal embouché, oublions aussi la belle gueule d’icône du frontman des Smiths, regardons plutôt, comme on écoute les arpèges qui introduisent ses plus beaux morceaux, ce England Is Mine.
Mark Gill filme le Manchester du jeune Morrissey (Jack Lowden, très bon), saisi avant les Smiths, la gloire et l’entrée dans le panthéon indie, comme une chrysalide de grisaille urbaine, de pluie et de petits jobs. Cocon triste d’où un ado gauche, perclus de timidité, reclus volontaire au milieu de ses disques, posters de concerts et rayonnages de livres, va bientôt déployer ses ailes. Mark Gill n’a rien d’un médecin-légiste de la caméra, il émane de son film une douce atmosphère de tendresse mélancolique, ce qui ne l’empêche pas de procéder à une radioscopie convaincante et fouillée de ce qu’on appellerait aujourd’hui un geek. Fan transi de rock, Steven Morrissey rêve d’écriture et pond des chroniques incendiaires et altières. « Fils à maman », littéraire et fragile, il évoque une espèce de Proust mancunien dans la belle lumière cuivrée qui baigne sa chambre comme un liquide amniotique. Mouton noir du bureau où il végète au milieu de la paperasse, il essuie les sarcasmes de ses collègues, doit endurer la suffisance de son supérieur. Mais Linder, la copine artiste punkette, férue de poésie comme lui, l’aide à fissurer sa coquille. Puis c’est la rencontre avec Billy Duffy, futur gratteux d’élite au sein de The Cult, comme un électrochoc qui sort notre poètereau de sa léthargie maladive. C’est son premier groupe, les Nosebleeds, l’euphorie, l’exaltation des premiers pas sur scène. Puis la chute, l’engloutissement dans les eaux noires de la dépression lorsque les Nosebleeds volent en éclats. Les efforts pour surnager. Et ce jour où, avec ses allures de délinquant juvénile sorti de La Fureur de vivre, Johnny Marr, qui sera l’alter-ego de Morrissey au sein des Smiths toque à la porte. La suite appartient à l’Histoire, plus au film de Mark Gill.
Qui s’intéresse finalement moins au Moz, tout compte fait, qu’à une figure très littéraire, très classique, celle de l’excentrique, quelque part entre Wilde et des Esseintes. Mépris de la médiocrité du siècle ; idéalisme revendiqué (« c’est l’esprit qui compte », entend-on en voix off) ; haute, et même hautaine, opinion de soi… Mais on est dans les seventies, au début des eighties, dans la lugubre Manchester. Tout se passe comme si l’époque interdisait le flamboiement exubérant des grands prédécesseurs. « Je me sens parfois comme un personnage de Lowry », dira Steven. L.S. Lowry, le peintre, lui aussi enfant de Manchester, célèbre pour ses foules de personnages anonymes, tristes fétus humains promis à la morosité d’une vie bouchée. England Is Mine ou l’histoire d’un fin-de-siècle – mais du XXe siècle.