J.M Coetzee est un écrivain discret, très discret. Ses interviews se comptent sur les doigts d’une main. Il est né au Cap, le 9 février 1940, d’une longue lignée d’Afrikaners. D’une mère possessive et d’un père homme de loi passionné par la langue anglaise, qui cite à la maison Wordsworth et Shakespeare, mais qui s’endette, sombre dans l’alcool, et qui finit par être clairement perçu par son fils comme un raté.
En 1961, il obtient à l’université du Cap une double licence, de mathématique et d’anglais. Puis il quitte tout pour l’Angleterre, où il est informaticien pour IBM de 1962 à 1964. En 1969, il passe sa thèse de linguistique sur Beckett, et rentre en Afrique du Sud en 1972 pour enseigner la littérature générale à l’université du Cap.
Il publie en 1974 son premier livre, Terre de crépuscule, et se fait très vite connaître sur la scène internationale avec son roman En attendant les Barbares en 1980. Ensuite, le voilà gratifié des plus grandes récompenses littéraires: deux fois le Booker Price, puis la récompense suprême en 2003, le Nobel ; il est le deuxième Sud-Africain à le recevoir après Nadine Gordimer.
En plus de son travail de romancier, il se livre au périlleux exercice du jugement littéraire dans la « New York Review of Books » : Robert Musil, Franz Kafka, Sándor Márai, Doris Lessing, Naguib Mafhouz, Aaron Appelfeld, Amos Oz, William Faulkner, Gabriel García Márquez, Walt Whitman, V.S Naipaul, Philip Roth, Joseph Roth, Joseph Brodsky Certes, Coetzee n’est pas un critique audacieux, mais ses études sont d’une grande valeur.
Sur la question de l’apartheid, J.M. Coetzee, défavorable au régime, n’a pas été épargné par les critiques de tous bords. Contrairement à André Brink, Breytenbach, ou Nadine Gordimer, il ne s’est jamais engagé publiquement, sauf, une fois, dans un discours prononcé à Jérusalem en 1987 . Un refus de l’engagement peut-être dû à l’impression que « [sa] pensée est confuse et impuissante ». Peut-être aussi parce que les paroles qu’il prête à un de ses personnages pourrait être les siennes: « Justice doit être faite, c’est tout ce qui importe ; tout le reste est de la politique, et la politique ne l’intéresse pas. Aussi loin qu’il se souvienne, les Afrikaners ont piétiné les gens, parce que, à ce qu’ils prétendent, ils ont jadis été piétinés. Et bien que la roue tourne, qu’on réponde à la force par une force plus grande encore ! Il se réjouit de n’être pas mêlé à ça. » On attendait de lui de la simplicité, du concept, de la clarté, il a déçu. Mais un écrivain, faut-il le rappeler, a le droit au silence, il n’y a pas de « tu dois » pour lui, pas de commandement.
Passons sur la biographie, allons à l’oeuvre. Il faudra lire l’essai très éclairant d’André Viola, J.M Coetzee, romancier sud-africain. Il nous apprend que globalement l’auteur a travaillé, roman après roman, sur la « grandeur et la décadence de l’impérialisme occidental ». Il prend pour exemple le Récit de Jakobus Coetzee, où l’écrivain raconte l’appropriation de terres d’un certain Jacobus Coetzee, puis en un dernier chapitre comment l’autorité coloniale devient impuissante. En s’appuyant sur Michel Foucault, André Viola nous rappelle alors qu’il n’y a pas d’autorité sans résistance, sans fuite. Des personnages, damnés de la terre, aspirent à être sauvés, soit dans la solitude, soit dans l’altruisme. Dans la solitude, des personnages décident de se réduire strictement à des « corps étrangers », devenant dès lors complètement opaques, incompréhensibles à l’autre. Viola conclut à une défaite de l’humanisme hérité des Lumières, défaite due à l’incapacité à entrer en contact avec l’autre, avec le semblable autant qu’avec le différent. Le pessimisme de Coetzee est très fort, très lourd pour le lecteur.
Dans son étude pour « Transfuge », à la faveur de la sortie du dernier roman de Coetzee, L’Homme ralenti, François Bégaudeau met l’accent, lui, sur le regard que l’auteur porte sur l’Histoire. Avec un grand H. Au fil des romans, nous dit-il, l’Histoire se révèle destructrice des individus, et n’est en rien source de progrès ; elle est la virilité, le mâle, le mal, ce qui s’oppose à la vie. Alors, nous apprend-il, les personnages de Coetzee s’efforcent de sortir de l’Histoire dans un réflexe de survie. Mais cette marginalisation ne mène jamais très loin, et l’Histoire à chaque fois les rattrape. Il y a ce personnage inoubliable, Michael K, qui aimerait bien, dans une guerre sans nom, se faire oublier en cultivant son jardin, non, en s’enfonçant dans la terre de son jardin. Mais on apprend vite que sa quiétude n’aura qu’un temps : les soldats sont là pour le réintroduire dans la bataille. Par ailleurs, on découvre dans cet univers un grand nombre de personnages qui, toujours par instinct de survie, se replient au-dedans d’eux-mêmes. Point d’enragés chez l’auteur sud-africain, le solipsisme plutôt. Et Coetzee lui-même, dans une stratégie de défense, en exerçant son métier de romancier, rend compte au lecteur dans un combat avec l’universelle Histoire, d’une vérité tout autre, celle des histoires individuelles, singulières.
On aurait envie de dire que Coetzee est déjà un classique. Mais ce serait bien prétentieux. La critique joue le jeu, à faire croire qu’elle sait, alors qu’en fait, elle ne sait pas. C’est une histoire qui n’est pas d’aujourd’hui: voir Sainte-Beuve préférant Madame de Gasparin et Töpffer à Stendhal. Les leçons de l’histoire (littéraire), une nouvelle fois, nous invitent à la prudence.
PS : Sur notre nouveau site internet, www.transfuge.fr, depuis le début du mois de mars, vous pouvez répondre chaque semaine au blog d’Alexandre Thiltges qui nous donne des nouvelles littéraires en direct des États-Unis, et à celui de Mélissa Chemam qui s’occupe de l’actualité des essais littéraires, politiques, sociologiques, historiques, cinématographiques du monde entier. Vous pourrez lire aussi une interview de J.M Coetzee réalisée en 1981 par « La Quinzaine Littéraire ».