De mots et de caresses, les gays libertins de L’Inconnu du lac tissent sur une plage nudiste le cocon d’une microsociété utopique. Pas question dans le film d’Alain Guiraudie qu’un meurtre détruise l’Eden.
Guiraudie est le libertin du cinéma français. Mais attention, pas un jouisseur effréné d’aujourd’hui. Guiraudie est un libertin au sens où on l’entendait au XVIIIe siècle : un philosophe dont le cinéma est devenu le terrain d’expérience d’une éthique matérialiste. Ses héros vivent à l’écart du monde, et de son chahut. Repliés en communauté sur une plage pour nudistes homosexuels, ils font de la recherche de la satisfaction de leur désir leur mode de vie. Chez les libertins de Guiraudie, on devise comme on se câline, à tout-va et dans tous les sens. Les c oïts comme les conversations sont fréquents, parfois brefs, parfois intenses. Un voyeur se caresse devant un couple enlacé. Ils lui demandent d’aller voir ailleurs, car ils ne sont qu’en discussion. « Ce n’est pas très grave », réplique le voyeur, le sexe à la main : « Ça me fait plaisir. » Les libertins vivent en microsociété. Le spot que filme Guiraudie est un carrefour de mondanités. Au milieu des pins, il y a un sous-bois où l’on se promène nu. On palabre sur le désir comme on drague. La cordialité est le mode même de sociabilité de ce monde. Il en est aussi sa condition. Quand on se plaît, on se retire dans un buisson, on se caresse et l’on jouit. Il faut prévenir l’autre avec politesse : « Attention, je vais jouir » et l’on se répand tranquillement. On se fait du bien avec courtoisie et l’on est d’ailleurs souvent plus pressé de donner du plaisir à l’autre que d’en recevoir. Quand survient un meurtre dans cet éden, le monde extérieur, incarné par un commissaire flegmatique, menace la paix. En ne révélant pas l’identité de l’assassin, les libertins tentent de garder intacte leur communauté, leur club d’échanges. C’est très exactement ce que fait un bellâtre ayant assisté au crime. Il préfère se rapprocher du meurtrier pour exciter son désir. Quitte à s’y perdre. Cette quête des sens ne peut être effrénée. Le libertinage est d’abord une éthique. Un rapport au monde fondé sur la recherche raisonnée du plaisir comme mode d’existence. Seul, un bûcheron adipeux, en lisière de ce microcosme, semble en avoir fait l’expérience ultime. À la fois dedans et en dehors, il est à la place idéale pour poursuivre sa quête de plaisir, y réfléchir sans s’abandonner à ses passions. Isolé du reste du groupe, séparé de la plage naturiste par une barrière de feuillages, il paraît aussi détaché de ses appétits que ces hommes en semblent prisonniers. Seul, comme un sphinx, il a poussé la cordialité jusqu’à l’ataraxie. C’est avec ce regard distancié de libertin classique que Guiraudie, dans des cadrages larges, en prenant soin de filmer le ciel et les mouvements du soleil, contemple son utopie des jouissances. C’est ce point de vue de moraliste qui lui permet d’interroger, l’air de rien, la possibilité de son utopie. Moins hédoniste qu’épicurien, Guiraudie construit, brique après brique, film après film, une éthique à la fois de vie comme de cinéma.