Découverte d’une immense artiste à la galerie Karsten Greve : Pierrette Bloch. Qui prouve qu’économie ne rime pas avec austérité…
Pierrette Bloch cultivait la discrétion, insensible au tintamarre du cirque médiatico-économique de l’art contemporain. Réserve trompeuse : Pierrette Bloch (1928-2017) fut une des très grandes dames de l’art contemporain. Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es : c’est par le biais de son ami Pierre Soulages que la prestigieuse galerie Karsten-Greve a fait entrer l’artiste suisse dans ses murs. Pareil intercesseur suffirait, mais Pierrette Bloch n’en a pas besoin. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur cette expo rétrospective, qui aligne nombre de pièces inédites, pour s’en convaincre : Pierrette Bloch était une grande Créatrice. Avec un C majuscule, puisque c’est bien de Création au sens démiurgique qu’il s’agit. Ou comment, à partir d’un répertoire dépouillé à l’extrême, réduit aux éléments premiers de la peinture, points, lignes, et supports, produire une oeuvre d’une infinie variété. Geste cosmogonique, presque, qui donne à la peinture de celle qu’on a pu rapprocher des recherches de Support/Surface, une inépuisable générosité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez cette femme pour qui, comme nous le confiera Marina Hinkens, codirectrice de la galerie, peindre était synonyme de joie : un don perpétuel.
Donner au simple point une ampleur et une présence que sa nature ponctuelle, justement, semblerait lui refuser. En le laissant croître et multiplier dans une diversité de formes au sein de constellations de mouchetures d’encre. Ou bien en ne laissant on ne sait quelle force de gravité opérer, et en agrégeant tous ces points noirs, comme s’ils se constituaient en masse.
Le noir et le blanc, ou plus justement le noir et le crème de ses papiers, telles sont les deux dominantes de sa palette, qu’elle aussi épurée à l’essentiel. Mais là encore nul assèchement, au contraire, mais une infinie variabilité des possibles. Au point, par exemple, dans une pièce de 2014, d’inverser les valeurs, avec un pastel à l’huile sur papier noir. Echange des rôles, c’est le support qui devient noir.
Les supports, justement. Ils portent mal leur nom, chez Pierrette Bloch, tant il leur arrive parfois d’outrepasser leur condition traditionnelle de faire-valoir du dessin. Soit que la teinte brune du kraft le signale d’emblée aux yeux du spectateur, tirant d’emblée le papier de son anonymat, soit que, jouant sur les formats, les étirant par exemple tout en les tassant, elle finisse par donner à ses oeuvres l’aspect de minces bandes. Effet d’inattendu, effet de surprise, on est contraint de prendre acte du support, de ses dimensions – elle lui a conféré une existence à nos yeux. La ligne, elle aussi, a droit à sa plénitude, loin, très loin, de n’être qu’une simple estafilade d’encre. Témoin ces six oeuvres à l’encre, rassemblées sur le même mur, et dont chacune est recouverte de rayures horizontales. Mais d’une oeuvre à l’autre les épaisseurs varient, l’encre, plus ou moins diluée, perd ou gagne en intensité, la linéarité elle-même est contrariée par les ondulations imprimées à ces stries… L’ascèse des moyens n’est qu’une apparence, elle est, paradoxalement, la condition d’une profusion. Pierrette Bloch ou la richesse de la pauvreté.